Post on 24-Nov-2018
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Table des matiegraveres
UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE 3
LA PAUTON 46
CHAPITRE PREMIER DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET
DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute 46
CHAPITRE SECOND DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN
FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON 54
CHAPITRE TROISIEgraveME DE LrsquoARBRE DE SCIENCE
ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS60
CHAPITRE QUATRIEgraveME DE LrsquoAMOUR ET DE SES
MISEgraveRES 66
CHAPITRE CINQUIEgraveME DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET
DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT 74
Ce livre numeacuterique 76
Et ceci se passait dans des temps tregraves anciens
avant la grande guerrehellip
helliphellip
agrave
O S
ndash 3 ndash
UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE
Il y a probablement un demi-siegravecle que naquit
Gualtero Kyes philosophe disciple drsquoEacutepictegravete
apocirctre de la Veacuteriteacute
Nous savons qursquoil est neacute agrave Calcutta (Indes an-
glaises) aux confins de la ville europeacuteenne dans
une maison entoureacutee de hauts arbres ougrave grima-
ccedilaient des singes et que peuplaient de leurs imper-
tinences criardes des perroquets
Le pegravere du philosophe ndash bonhomme drsquoorigine
portugaise et qui avait eacutepouseacute une hindoue ndash vi-
vait du mieux qursquoil pouvait de sa modeste paye de
comptable et avait eacuteleveacute ses quatre fils dans le
respect des dieux le Christ eacutetant le sien Brahma
Vichnou et Ccediliva ceux de sa femme
Gualtero ayant atteint lrsquoacircge drsquohomme crsquoest-agrave-
dire lrsquoacircge drsquoeacutecrire de lire et de compter crsquoest-agrave-
dire lrsquoacircge de gagner sa vie crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge de
douze ans environ entra comme sous-comptable
dans le bureau qui employait son pegravere et y veacutecut
ndash 4 ndash
heureux jusque vers sa vingtiegraveme anneacutee Mais
comme il eacutetait grandement curieux des choses de
lrsquoesprit il se mit agrave eacutetudier en cachette derriegravere le
dos drsquoun gros scribe Crsquoest ainsi qursquoil lut les Pouracirc-
nas et la Bible qui suffirent pendant son adoles-
cence agrave lrsquoaviditeacute de son acircme Puis un beau jour
avec quelques roupies soigneusement amasseacutees il
se procura les traductions en langue anglaise des
philosophes grecs et latins Apregraves tant drsquoanneacutees
passeacutees agrave explorer lrsquoardue meacutetaphysique des Pou-
racircnas et les cimes teacuteneacutebreuses de lrsquoAncien Testa-
ment il parut au jeune homme qursquoil entrait dans
un deacutelicieux jardin ordonneacute avec un goucirct sucircr et
preacutecis par des jardiniers honnecirctes un jardin clair
aeacutereacute orneacute de peu de fleurs mais qursquoil eut envie de
cueillir toutes et drsquoenfermer joyeusement dans le
silence de son cœur Ce fut une grande eacutepoque de
trouble et de bonheur Il lui arrivait bien parfois
encore de recircver aux beacuteatitudes de lrsquoapavarga ou du
nirvriti ces extases qui le ravissaient autrefois et
lui donnaient un avant-goucirct de la feacuteliciteacute suprecircme
qui est ndash comme chacun sait ndash la deacutelivrance finale
par la reacuteabsorption dans lrsquoacircme universelle il lui
arrivait aussi de songer aux grondements drsquoIsaiumle
aux promesses drsquoEacutezeacutechiel aux richesses de Job
laquo lrsquohomme le plus haut de lrsquoOrient raquo et il regrettait
ndash 5 ndash
drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-
lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne
dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un
amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine
Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha
aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut con-
venir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il
devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete
Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere
mangeaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant
pour se distraire leur serpent cobra favori Gualte-
ro leur dit laquo Mes chers parents vous mrsquoavez ap-
pris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez en-
seigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les
avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute en-
core de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que
peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du
mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute
que rarement des sujets de meacutecontentement Mais
jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres
ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe
et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOccident ougrave vous
ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux
connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecu-
rent des sages Avec votre permission je vous dis
ndash 6 ndash
adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction
chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain
bateau de la Malle Royale raquo
Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que
Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une
jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune
de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura
et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mortifi-
cations de la meacuteditation abstraite et qui a cinq vi-
sages avec un œil au milieu du front Mais les trois
fregraveres de Gualtero se reacutejouirent de son deacutepart et le
plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu
Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se
disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle
agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette pre-
miegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il em-
barqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave
il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux
sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa
force drsquoacircme ne le quittait point puisqursquoil empor-
tait pour la soutenir son preacutecieux Manuel
drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute
de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer
un vrai philosophe ne hacircte point ses jugements de
la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait
laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacutesente agrave ton
ndash 7 ndash
esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un
simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-
sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee
un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la
pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-
fini
Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette
terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et
souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-
rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-
clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence
jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-
nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit
laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est
arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour
faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant
ramasser soit un coquillage soit un oignon mais
tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-
jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote
ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur
qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire
ndash 8 ndash
comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui
semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer
Le paquebot essuya une violente mousson depuis
Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-
ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne
Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux
abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld
laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins
illustres en apercevant la grande mer classique qui
avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait
Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples
ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero
avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des
beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash
nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il
voyageait pour eacutetudier les hommes et non des
paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des
Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse
disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du
corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des
chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce
aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il
put se faire entendre en un napolitain honorable et
selon la coutume de son pays entra poliment en
conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait
quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-
ndash 9 ndash
sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient
des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter
et que les demoiselles lui importaient peu parce
qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout
en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni
la passerelle du commandant car il savait agrave quoi
srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-
chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo
Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait
pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux
de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais
non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays
de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua
pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave
cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-
tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-
merccedilants en vin de Porto
Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de
la ville sur les bords du Tage La plus belle partie
de son temps srsquoenvolait en promenades savou-
reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-
tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-
diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-
tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il
trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa
vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-
ndash 10 ndash
faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-
faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce
qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-
cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et
dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-
ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux
disciplines philosophiques
Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle
avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine
dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage
Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere
pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et
riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses
eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-
dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole
Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir
agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-
deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee
et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta
drsquoune petite main rapide et froide tout en disant
laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta
tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo
Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer
Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave
Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-
ndash 11 ndash
sit Londres pour but de son voyage Un navire le
reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il
retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de
lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs
de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur
histoire et Gualtero les instruisit des choses de
lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient
avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de
leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-
vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient
le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir
Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole
qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil
et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte
comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans
ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait
rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc
pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette
penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-
ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni
un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du
monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-
rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait
qursquoagrave demi
ndash 12 ndash
Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-
bonne est la plus belle ville du monde et les An-
glais de Calcutta en disaient autant de Londres
Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-
tugaise mais dans le secret de son cœur il don-
nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour
Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y
eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard
opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la
tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein
drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait
lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et
deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle
qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter
Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien
sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et
beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et
se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues
de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et
Gualtero put faire quelques promenades Il visita le
Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-
reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait
ndash 13 ndash
jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-
rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le
Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup
Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-
chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses
caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il
nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa
chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy
tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du
bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au
Jardin Zoologique Il faisait de longues stations
dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait
dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-
taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses
grandes oreilles en feuilles de choux agitait son
eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais
geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-
tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-
garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les
singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil
se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris
qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se
promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-
fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je
suis maintenant un vrai philosophe se disait-il
jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
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mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
Table des matiegraveres
UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE 3
LA PAUTON 46
CHAPITRE PREMIER DrsquoUNE VIEILLE NAINE ET
DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute 46
CHAPITRE SECOND DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN
FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON 54
CHAPITRE TROISIEgraveME DE LrsquoARBRE DE SCIENCE
ET DrsquoUNE REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS60
CHAPITRE QUATRIEgraveME DE LrsquoAMOUR ET DE SES
MISEgraveRES 66
CHAPITRE CINQUIEgraveME DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET
DES DEUX SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT 74
Ce livre numeacuterique 76
Et ceci se passait dans des temps tregraves anciens
avant la grande guerrehellip
helliphellip
agrave
O S
ndash 3 ndash
UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE
Il y a probablement un demi-siegravecle que naquit
Gualtero Kyes philosophe disciple drsquoEacutepictegravete
apocirctre de la Veacuteriteacute
Nous savons qursquoil est neacute agrave Calcutta (Indes an-
glaises) aux confins de la ville europeacuteenne dans
une maison entoureacutee de hauts arbres ougrave grima-
ccedilaient des singes et que peuplaient de leurs imper-
tinences criardes des perroquets
Le pegravere du philosophe ndash bonhomme drsquoorigine
portugaise et qui avait eacutepouseacute une hindoue ndash vi-
vait du mieux qursquoil pouvait de sa modeste paye de
comptable et avait eacuteleveacute ses quatre fils dans le
respect des dieux le Christ eacutetant le sien Brahma
Vichnou et Ccediliva ceux de sa femme
Gualtero ayant atteint lrsquoacircge drsquohomme crsquoest-agrave-
dire lrsquoacircge drsquoeacutecrire de lire et de compter crsquoest-agrave-
dire lrsquoacircge de gagner sa vie crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge de
douze ans environ entra comme sous-comptable
dans le bureau qui employait son pegravere et y veacutecut
ndash 4 ndash
heureux jusque vers sa vingtiegraveme anneacutee Mais
comme il eacutetait grandement curieux des choses de
lrsquoesprit il se mit agrave eacutetudier en cachette derriegravere le
dos drsquoun gros scribe Crsquoest ainsi qursquoil lut les Pouracirc-
nas et la Bible qui suffirent pendant son adoles-
cence agrave lrsquoaviditeacute de son acircme Puis un beau jour
avec quelques roupies soigneusement amasseacutees il
se procura les traductions en langue anglaise des
philosophes grecs et latins Apregraves tant drsquoanneacutees
passeacutees agrave explorer lrsquoardue meacutetaphysique des Pou-
racircnas et les cimes teacuteneacutebreuses de lrsquoAncien Testa-
ment il parut au jeune homme qursquoil entrait dans
un deacutelicieux jardin ordonneacute avec un goucirct sucircr et
preacutecis par des jardiniers honnecirctes un jardin clair
aeacutereacute orneacute de peu de fleurs mais qursquoil eut envie de
cueillir toutes et drsquoenfermer joyeusement dans le
silence de son cœur Ce fut une grande eacutepoque de
trouble et de bonheur Il lui arrivait bien parfois
encore de recircver aux beacuteatitudes de lrsquoapavarga ou du
nirvriti ces extases qui le ravissaient autrefois et
lui donnaient un avant-goucirct de la feacuteliciteacute suprecircme
qui est ndash comme chacun sait ndash la deacutelivrance finale
par la reacuteabsorption dans lrsquoacircme universelle il lui
arrivait aussi de songer aux grondements drsquoIsaiumle
aux promesses drsquoEacutezeacutechiel aux richesses de Job
laquo lrsquohomme le plus haut de lrsquoOrient raquo et il regrettait
ndash 5 ndash
drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-
lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne
dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un
amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine
Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha
aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut con-
venir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il
devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete
Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere
mangeaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant
pour se distraire leur serpent cobra favori Gualte-
ro leur dit laquo Mes chers parents vous mrsquoavez ap-
pris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez en-
seigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les
avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute en-
core de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que
peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du
mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute
que rarement des sujets de meacutecontentement Mais
jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres
ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe
et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOccident ougrave vous
ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux
connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecu-
rent des sages Avec votre permission je vous dis
ndash 6 ndash
adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction
chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain
bateau de la Malle Royale raquo
Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que
Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une
jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune
de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura
et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mortifi-
cations de la meacuteditation abstraite et qui a cinq vi-
sages avec un œil au milieu du front Mais les trois
fregraveres de Gualtero se reacutejouirent de son deacutepart et le
plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu
Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se
disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle
agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette pre-
miegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il em-
barqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave
il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux
sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa
force drsquoacircme ne le quittait point puisqursquoil empor-
tait pour la soutenir son preacutecieux Manuel
drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute
de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer
un vrai philosophe ne hacircte point ses jugements de
la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait
laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacutesente agrave ton
ndash 7 ndash
esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un
simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-
sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee
un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la
pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-
fini
Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette
terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et
souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-
rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-
clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence
jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-
nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit
laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est
arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour
faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant
ramasser soit un coquillage soit un oignon mais
tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-
jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote
ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur
qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire
ndash 8 ndash
comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui
semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer
Le paquebot essuya une violente mousson depuis
Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-
ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne
Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux
abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld
laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins
illustres en apercevant la grande mer classique qui
avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait
Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples
ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero
avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des
beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash
nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il
voyageait pour eacutetudier les hommes et non des
paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des
Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse
disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du
corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des
chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce
aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il
put se faire entendre en un napolitain honorable et
selon la coutume de son pays entra poliment en
conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait
quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-
ndash 9 ndash
sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient
des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter
et que les demoiselles lui importaient peu parce
qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout
en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni
la passerelle du commandant car il savait agrave quoi
srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-
chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo
Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait
pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux
de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais
non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays
de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua
pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave
cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-
tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-
merccedilants en vin de Porto
Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de
la ville sur les bords du Tage La plus belle partie
de son temps srsquoenvolait en promenades savou-
reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-
tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-
diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-
tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il
trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa
vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-
ndash 10 ndash
faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-
faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce
qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-
cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et
dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-
ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux
disciplines philosophiques
Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle
avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine
dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage
Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere
pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et
riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses
eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-
dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole
Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir
agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-
deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee
et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta
drsquoune petite main rapide et froide tout en disant
laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta
tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo
Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer
Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave
Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-
ndash 11 ndash
sit Londres pour but de son voyage Un navire le
reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il
retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de
lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs
de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur
histoire et Gualtero les instruisit des choses de
lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient
avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de
leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-
vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient
le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir
Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole
qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil
et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte
comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans
ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait
rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc
pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette
penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-
ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni
un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du
monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-
rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait
qursquoagrave demi
ndash 12 ndash
Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-
bonne est la plus belle ville du monde et les An-
glais de Calcutta en disaient autant de Londres
Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-
tugaise mais dans le secret de son cœur il don-
nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour
Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y
eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard
opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la
tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein
drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait
lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et
deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle
qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter
Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien
sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et
beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et
se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues
de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et
Gualtero put faire quelques promenades Il visita le
Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-
reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait
ndash 13 ndash
jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-
rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le
Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup
Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-
chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses
caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il
nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa
chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy
tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du
bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au
Jardin Zoologique Il faisait de longues stations
dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait
dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-
taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses
grandes oreilles en feuilles de choux agitait son
eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais
geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-
tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-
garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les
singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil
se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris
qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se
promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-
fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je
suis maintenant un vrai philosophe se disait-il
jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 3 ndash
UN DISCIPLE DrsquoEacutePICTEgraveTE
Il y a probablement un demi-siegravecle que naquit
Gualtero Kyes philosophe disciple drsquoEacutepictegravete
apocirctre de la Veacuteriteacute
Nous savons qursquoil est neacute agrave Calcutta (Indes an-
glaises) aux confins de la ville europeacuteenne dans
une maison entoureacutee de hauts arbres ougrave grima-
ccedilaient des singes et que peuplaient de leurs imper-
tinences criardes des perroquets
Le pegravere du philosophe ndash bonhomme drsquoorigine
portugaise et qui avait eacutepouseacute une hindoue ndash vi-
vait du mieux qursquoil pouvait de sa modeste paye de
comptable et avait eacuteleveacute ses quatre fils dans le
respect des dieux le Christ eacutetant le sien Brahma
Vichnou et Ccediliva ceux de sa femme
Gualtero ayant atteint lrsquoacircge drsquohomme crsquoest-agrave-
dire lrsquoacircge drsquoeacutecrire de lire et de compter crsquoest-agrave-
dire lrsquoacircge de gagner sa vie crsquoest-agrave-dire lrsquoacircge de
douze ans environ entra comme sous-comptable
dans le bureau qui employait son pegravere et y veacutecut
ndash 4 ndash
heureux jusque vers sa vingtiegraveme anneacutee Mais
comme il eacutetait grandement curieux des choses de
lrsquoesprit il se mit agrave eacutetudier en cachette derriegravere le
dos drsquoun gros scribe Crsquoest ainsi qursquoil lut les Pouracirc-
nas et la Bible qui suffirent pendant son adoles-
cence agrave lrsquoaviditeacute de son acircme Puis un beau jour
avec quelques roupies soigneusement amasseacutees il
se procura les traductions en langue anglaise des
philosophes grecs et latins Apregraves tant drsquoanneacutees
passeacutees agrave explorer lrsquoardue meacutetaphysique des Pou-
racircnas et les cimes teacuteneacutebreuses de lrsquoAncien Testa-
ment il parut au jeune homme qursquoil entrait dans
un deacutelicieux jardin ordonneacute avec un goucirct sucircr et
preacutecis par des jardiniers honnecirctes un jardin clair
aeacutereacute orneacute de peu de fleurs mais qursquoil eut envie de
cueillir toutes et drsquoenfermer joyeusement dans le
silence de son cœur Ce fut une grande eacutepoque de
trouble et de bonheur Il lui arrivait bien parfois
encore de recircver aux beacuteatitudes de lrsquoapavarga ou du
nirvriti ces extases qui le ravissaient autrefois et
lui donnaient un avant-goucirct de la feacuteliciteacute suprecircme
qui est ndash comme chacun sait ndash la deacutelivrance finale
par la reacuteabsorption dans lrsquoacircme universelle il lui
arrivait aussi de songer aux grondements drsquoIsaiumle
aux promesses drsquoEacutezeacutechiel aux richesses de Job
laquo lrsquohomme le plus haut de lrsquoOrient raquo et il regrettait
ndash 5 ndash
drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-
lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne
dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un
amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine
Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha
aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut con-
venir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il
devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete
Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere
mangeaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant
pour se distraire leur serpent cobra favori Gualte-
ro leur dit laquo Mes chers parents vous mrsquoavez ap-
pris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez en-
seigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les
avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute en-
core de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que
peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du
mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute
que rarement des sujets de meacutecontentement Mais
jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres
ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe
et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOccident ougrave vous
ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux
connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecu-
rent des sages Avec votre permission je vous dis
ndash 6 ndash
adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction
chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain
bateau de la Malle Royale raquo
Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que
Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une
jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune
de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura
et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mortifi-
cations de la meacuteditation abstraite et qui a cinq vi-
sages avec un œil au milieu du front Mais les trois
fregraveres de Gualtero se reacutejouirent de son deacutepart et le
plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu
Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se
disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle
agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette pre-
miegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il em-
barqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave
il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux
sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa
force drsquoacircme ne le quittait point puisqursquoil empor-
tait pour la soutenir son preacutecieux Manuel
drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute
de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer
un vrai philosophe ne hacircte point ses jugements de
la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait
laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacutesente agrave ton
ndash 7 ndash
esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un
simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-
sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee
un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la
pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-
fini
Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette
terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et
souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-
rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-
clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence
jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-
nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit
laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est
arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour
faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant
ramasser soit un coquillage soit un oignon mais
tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-
jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote
ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur
qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire
ndash 8 ndash
comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui
semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer
Le paquebot essuya une violente mousson depuis
Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-
ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne
Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux
abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld
laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins
illustres en apercevant la grande mer classique qui
avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait
Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples
ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero
avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des
beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash
nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il
voyageait pour eacutetudier les hommes et non des
paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des
Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse
disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du
corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des
chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce
aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il
put se faire entendre en un napolitain honorable et
selon la coutume de son pays entra poliment en
conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait
quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-
ndash 9 ndash
sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient
des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter
et que les demoiselles lui importaient peu parce
qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout
en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni
la passerelle du commandant car il savait agrave quoi
srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-
chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo
Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait
pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux
de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais
non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays
de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua
pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave
cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-
tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-
merccedilants en vin de Porto
Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de
la ville sur les bords du Tage La plus belle partie
de son temps srsquoenvolait en promenades savou-
reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-
tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-
diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-
tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il
trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa
vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-
ndash 10 ndash
faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-
faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce
qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-
cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et
dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-
ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux
disciplines philosophiques
Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle
avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine
dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage
Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere
pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et
riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses
eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-
dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole
Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir
agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-
deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee
et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta
drsquoune petite main rapide et froide tout en disant
laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta
tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo
Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer
Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave
Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-
ndash 11 ndash
sit Londres pour but de son voyage Un navire le
reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il
retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de
lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs
de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur
histoire et Gualtero les instruisit des choses de
lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient
avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de
leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-
vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient
le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir
Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole
qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil
et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte
comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans
ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait
rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc
pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette
penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-
ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni
un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du
monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-
rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait
qursquoagrave demi
ndash 12 ndash
Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-
bonne est la plus belle ville du monde et les An-
glais de Calcutta en disaient autant de Londres
Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-
tugaise mais dans le secret de son cœur il don-
nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour
Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y
eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard
opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la
tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein
drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait
lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et
deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle
qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter
Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien
sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et
beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et
se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues
de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et
Gualtero put faire quelques promenades Il visita le
Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-
reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait
ndash 13 ndash
jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-
rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le
Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup
Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-
chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses
caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il
nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa
chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy
tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du
bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au
Jardin Zoologique Il faisait de longues stations
dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait
dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-
taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses
grandes oreilles en feuilles de choux agitait son
eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais
geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-
tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-
garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les
singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil
se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris
qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se
promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-
fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je
suis maintenant un vrai philosophe se disait-il
jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 4 ndash
heureux jusque vers sa vingtiegraveme anneacutee Mais
comme il eacutetait grandement curieux des choses de
lrsquoesprit il se mit agrave eacutetudier en cachette derriegravere le
dos drsquoun gros scribe Crsquoest ainsi qursquoil lut les Pouracirc-
nas et la Bible qui suffirent pendant son adoles-
cence agrave lrsquoaviditeacute de son acircme Puis un beau jour
avec quelques roupies soigneusement amasseacutees il
se procura les traductions en langue anglaise des
philosophes grecs et latins Apregraves tant drsquoanneacutees
passeacutees agrave explorer lrsquoardue meacutetaphysique des Pou-
racircnas et les cimes teacuteneacutebreuses de lrsquoAncien Testa-
ment il parut au jeune homme qursquoil entrait dans
un deacutelicieux jardin ordonneacute avec un goucirct sucircr et
preacutecis par des jardiniers honnecirctes un jardin clair
aeacutereacute orneacute de peu de fleurs mais qursquoil eut envie de
cueillir toutes et drsquoenfermer joyeusement dans le
silence de son cœur Ce fut une grande eacutepoque de
trouble et de bonheur Il lui arrivait bien parfois
encore de recircver aux beacuteatitudes de lrsquoapavarga ou du
nirvriti ces extases qui le ravissaient autrefois et
lui donnaient un avant-goucirct de la feacuteliciteacute suprecircme
qui est ndash comme chacun sait ndash la deacutelivrance finale
par la reacuteabsorption dans lrsquoacircme universelle il lui
arrivait aussi de songer aux grondements drsquoIsaiumle
aux promesses drsquoEacutezeacutechiel aux richesses de Job
laquo lrsquohomme le plus haut de lrsquoOrient raquo et il regrettait
ndash 5 ndash
drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-
lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne
dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un
amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine
Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha
aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut con-
venir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il
devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete
Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere
mangeaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant
pour se distraire leur serpent cobra favori Gualte-
ro leur dit laquo Mes chers parents vous mrsquoavez ap-
pris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez en-
seigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les
avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute en-
core de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que
peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du
mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute
que rarement des sujets de meacutecontentement Mais
jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres
ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe
et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOccident ougrave vous
ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux
connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecu-
rent des sages Avec votre permission je vous dis
ndash 6 ndash
adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction
chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain
bateau de la Malle Royale raquo
Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que
Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une
jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune
de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura
et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mortifi-
cations de la meacuteditation abstraite et qui a cinq vi-
sages avec un œil au milieu du front Mais les trois
fregraveres de Gualtero se reacutejouirent de son deacutepart et le
plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu
Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se
disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle
agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette pre-
miegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il em-
barqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave
il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux
sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa
force drsquoacircme ne le quittait point puisqursquoil empor-
tait pour la soutenir son preacutecieux Manuel
drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute
de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer
un vrai philosophe ne hacircte point ses jugements de
la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait
laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacutesente agrave ton
ndash 7 ndash
esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un
simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-
sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee
un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la
pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-
fini
Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette
terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et
souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-
rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-
clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence
jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-
nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit
laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est
arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour
faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant
ramasser soit un coquillage soit un oignon mais
tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-
jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote
ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur
qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire
ndash 8 ndash
comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui
semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer
Le paquebot essuya une violente mousson depuis
Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-
ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne
Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux
abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld
laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins
illustres en apercevant la grande mer classique qui
avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait
Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples
ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero
avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des
beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash
nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il
voyageait pour eacutetudier les hommes et non des
paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des
Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse
disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du
corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des
chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce
aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il
put se faire entendre en un napolitain honorable et
selon la coutume de son pays entra poliment en
conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait
quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-
ndash 9 ndash
sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient
des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter
et que les demoiselles lui importaient peu parce
qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout
en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni
la passerelle du commandant car il savait agrave quoi
srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-
chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo
Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait
pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux
de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais
non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays
de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua
pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave
cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-
tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-
merccedilants en vin de Porto
Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de
la ville sur les bords du Tage La plus belle partie
de son temps srsquoenvolait en promenades savou-
reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-
tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-
diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-
tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il
trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa
vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-
ndash 10 ndash
faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-
faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce
qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-
cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et
dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-
ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux
disciplines philosophiques
Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle
avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine
dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage
Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere
pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et
riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses
eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-
dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole
Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir
agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-
deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee
et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta
drsquoune petite main rapide et froide tout en disant
laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta
tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo
Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer
Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave
Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-
ndash 11 ndash
sit Londres pour but de son voyage Un navire le
reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il
retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de
lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs
de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur
histoire et Gualtero les instruisit des choses de
lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient
avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de
leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-
vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient
le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir
Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole
qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil
et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte
comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans
ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait
rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc
pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette
penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-
ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni
un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du
monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-
rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait
qursquoagrave demi
ndash 12 ndash
Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-
bonne est la plus belle ville du monde et les An-
glais de Calcutta en disaient autant de Londres
Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-
tugaise mais dans le secret de son cœur il don-
nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour
Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y
eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard
opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la
tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein
drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait
lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et
deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle
qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter
Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien
sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et
beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et
se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues
de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et
Gualtero put faire quelques promenades Il visita le
Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-
reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait
ndash 13 ndash
jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-
rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le
Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup
Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-
chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses
caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il
nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa
chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy
tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du
bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au
Jardin Zoologique Il faisait de longues stations
dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait
dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-
taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses
grandes oreilles en feuilles de choux agitait son
eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais
geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-
tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-
garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les
singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil
se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris
qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se
promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-
fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je
suis maintenant un vrai philosophe se disait-il
jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 5 ndash
drsquoaimer moins ces poegravemes qui avaient eacuteteacute jusque-
lagrave comme une lumiegravere devant lui Mais le sage ne
dispute pas avec sa raison Gualtero goucirctait un
amer plaisir agrave se satisfaire de morale humaine
Il choisit donc ses nouveaux maicirctres et srsquoattacha
aux stoiumlciens dont la fiegravere doctrine lui parut con-
venir mieux qursquoune autre agrave son propre caractegravere Il
devint degraves ce jour un disciple drsquoEacutepictegravete
Entrant dans la chambre ougrave son pegravere et sa megravere
mangeaient leur plat de riz quotidien en agaccedilant
pour se distraire leur serpent cobra favori Gualte-
ro leur dit laquo Mes chers parents vous mrsquoavez ap-
pris agrave ecirctre honnecircte et veacuteridique vous mrsquoavez en-
seigneacute agrave ecirctre raisonnable et agrave suivre toujours les
avis de ma conscience Vous mrsquoavez conseilleacute en-
core de meacutepriser les richesses et de nrsquoavoir que
peu drsquoambition Jrsquoai mis tout ceci en pratique du
mieux que jrsquoai pu et je pense ne vous avoir donneacute
que rarement des sujets de meacutecontentement Mais
jrsquoai acheteacute des livres et je les ai lus Et ces livres
ont deacutecideacute de ma vocation car je serai philosophe
et philosophe-errant Mon pegravere lrsquoOccident ougrave vous
ecirctes neacute mrsquoappelle et sollicite ma curiositeacute Je veux
connaicirctre le Portugal et ces autres pays ougrave veacutecu-
rent des sages Avec votre permission je vous dis
ndash 6 ndash
adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction
chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain
bateau de la Malle Royale raquo
Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que
Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une
jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune
de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura
et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mortifi-
cations de la meacuteditation abstraite et qui a cinq vi-
sages avec un œil au milieu du front Mais les trois
fregraveres de Gualtero se reacutejouirent de son deacutepart et le
plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu
Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se
disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle
agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette pre-
miegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il em-
barqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave
il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux
sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa
force drsquoacircme ne le quittait point puisqursquoil empor-
tait pour la soutenir son preacutecieux Manuel
drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute
de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer
un vrai philosophe ne hacircte point ses jugements de
la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait
laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacutesente agrave ton
ndash 7 ndash
esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un
simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-
sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee
un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la
pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-
fini
Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette
terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et
souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-
rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-
clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence
jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-
nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit
laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est
arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour
faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant
ramasser soit un coquillage soit un oignon mais
tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-
jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote
ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur
qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire
ndash 8 ndash
comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui
semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer
Le paquebot essuya une violente mousson depuis
Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-
ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne
Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux
abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld
laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins
illustres en apercevant la grande mer classique qui
avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait
Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples
ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero
avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des
beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash
nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il
voyageait pour eacutetudier les hommes et non des
paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des
Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse
disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du
corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des
chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce
aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il
put se faire entendre en un napolitain honorable et
selon la coutume de son pays entra poliment en
conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait
quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-
ndash 9 ndash
sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient
des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter
et que les demoiselles lui importaient peu parce
qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout
en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni
la passerelle du commandant car il savait agrave quoi
srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-
chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo
Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait
pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux
de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais
non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays
de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua
pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave
cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-
tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-
merccedilants en vin de Porto
Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de
la ville sur les bords du Tage La plus belle partie
de son temps srsquoenvolait en promenades savou-
reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-
tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-
diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-
tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il
trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa
vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-
ndash 10 ndash
faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-
faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce
qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-
cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et
dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-
ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux
disciplines philosophiques
Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle
avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine
dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage
Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere
pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et
riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses
eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-
dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole
Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir
agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-
deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee
et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta
drsquoune petite main rapide et froide tout en disant
laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta
tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo
Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer
Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave
Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-
ndash 11 ndash
sit Londres pour but de son voyage Un navire le
reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il
retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de
lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs
de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur
histoire et Gualtero les instruisit des choses de
lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient
avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de
leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-
vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient
le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir
Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole
qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil
et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte
comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans
ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait
rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc
pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette
penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-
ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni
un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du
monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-
rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait
qursquoagrave demi
ndash 12 ndash
Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-
bonne est la plus belle ville du monde et les An-
glais de Calcutta en disaient autant de Londres
Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-
tugaise mais dans le secret de son cœur il don-
nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour
Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y
eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard
opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la
tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein
drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait
lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et
deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle
qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter
Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien
sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et
beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et
se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues
de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et
Gualtero put faire quelques promenades Il visita le
Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-
reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait
ndash 13 ndash
jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-
rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le
Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup
Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-
chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses
caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il
nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa
chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy
tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du
bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au
Jardin Zoologique Il faisait de longues stations
dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait
dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-
taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses
grandes oreilles en feuilles de choux agitait son
eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais
geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-
tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-
garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les
singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil
se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris
qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se
promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-
fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je
suis maintenant un vrai philosophe se disait-il
jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 6 ndash
adieu et vous prie de me donner votre beacuteneacutediction
chreacutetienne car je mrsquoembarquerai sur le prochain
bateau de la Malle Royale raquo
Toutefois ces paroles nrsquoeurent pas lrsquoeffet que
Gualtero en attendait Papa Kyes entra dans une
jaune colegravere et jeta en guise de beacuteneacutediction lrsquoune
de ses savates agrave la tecircte de son fils Mme Kyes pleura
et invoqua Ccediliva dieu de la peacutenitence des mortifi-
cations de la meacuteditation abstraite et qui a cinq vi-
sages avec un œil au milieu du front Mais les trois
fregraveres de Gualtero se reacutejouirent de son deacutepart et le
plaisantegraverent aigrement car ils lrsquoaimaient peu
Alors le philosophe-errant quitta sa maison en se
disant que sa reacutesolution eacutetait utile puisqursquoelle
agreacuteait agrave trois personnes et il dormit cette pre-
miegravere nuit drsquoexil sur les quais du port Puis il em-
barqua et on lui attribua une case de lrsquoentrepont ougrave
il se trouva avec une foule drsquoeacutemigrants des deux
sexes de toute couleur et de tout ramage Mais sa
force drsquoacircme ne le quittait point puisqursquoil empor-
tait pour la soutenir son preacutecieux Manuel
drsquoEacutepictegravete Srsquoil pensait parfois au geste inconsideacutereacute
de son pegravere ce nrsquoeacutetait certes pas pour le blacircmer
un vrai philosophe ne hacircte point ses jugements de
la sorte il les reacuteserve Il ouvrait son livre et lisait
laquo Aussitocirct qursquoune ideacutee peacutenible se preacutesente agrave ton
ndash 7 ndash
esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un
simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-
sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee
un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la
pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-
fini
Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette
terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et
souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-
rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-
clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence
jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-
nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit
laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est
arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour
faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant
ramasser soit un coquillage soit un oignon mais
tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-
jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote
ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur
qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire
ndash 8 ndash
comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui
semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer
Le paquebot essuya une violente mousson depuis
Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-
ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne
Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux
abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld
laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins
illustres en apercevant la grande mer classique qui
avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait
Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples
ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero
avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des
beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash
nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il
voyageait pour eacutetudier les hommes et non des
paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des
Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse
disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du
corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des
chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce
aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il
put se faire entendre en un napolitain honorable et
selon la coutume de son pays entra poliment en
conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait
quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-
ndash 9 ndash
sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient
des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter
et que les demoiselles lui importaient peu parce
qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout
en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni
la passerelle du commandant car il savait agrave quoi
srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-
chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo
Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait
pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux
de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais
non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays
de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua
pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave
cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-
tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-
merccedilants en vin de Porto
Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de
la ville sur les bords du Tage La plus belle partie
de son temps srsquoenvolait en promenades savou-
reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-
tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-
diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-
tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il
trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa
vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-
ndash 10 ndash
faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-
faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce
qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-
cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et
dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-
ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux
disciplines philosophiques
Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle
avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine
dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage
Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere
pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et
riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses
eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-
dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole
Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir
agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-
deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee
et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta
drsquoune petite main rapide et froide tout en disant
laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta
tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo
Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer
Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave
Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-
ndash 11 ndash
sit Londres pour but de son voyage Un navire le
reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il
retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de
lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs
de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur
histoire et Gualtero les instruisit des choses de
lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient
avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de
leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-
vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient
le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir
Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole
qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil
et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte
comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans
ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait
rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc
pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette
penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-
ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni
un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du
monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-
rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait
qursquoagrave demi
ndash 12 ndash
Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-
bonne est la plus belle ville du monde et les An-
glais de Calcutta en disaient autant de Londres
Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-
tugaise mais dans le secret de son cœur il don-
nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour
Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y
eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard
opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la
tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein
drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait
lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et
deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle
qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter
Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien
sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et
beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et
se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues
de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et
Gualtero put faire quelques promenades Il visita le
Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-
reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait
ndash 13 ndash
jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-
rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le
Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup
Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-
chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses
caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il
nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa
chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy
tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du
bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au
Jardin Zoologique Il faisait de longues stations
dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait
dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-
taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses
grandes oreilles en feuilles de choux agitait son
eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais
geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-
tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-
garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les
singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil
se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris
qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se
promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-
fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je
suis maintenant un vrai philosophe se disait-il
jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
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en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
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ndash 7 ndash
esprit aie soin de lui dire tu nrsquoes qursquoune ideacutee un
simple effet de lrsquoimaginationhellip raquo Et Gualtero se di-
sait laquo Ma vague tristesse nrsquoest donc qursquoune ideacutee
un simple effet de lrsquoimagination raquo et il scrutait la
pleine mer ouverte devant lui comme un avenir in-
fini
Aux premiegraveres escales il ne deacutebarqua pas Cette
terre drsquoOrient ne lui disait plus rien qui vaille et
souvent il srsquoeacutecriait en lui-mecircme laquo Europe Eu-
rope Vie Veacuteriteacute raquo comme les Europeacuteens srsquoex-
clament lorsqursquoils voyagent laquo Ocirc Asie silence
jungle eacuteleacutephants lumiegravere raquo Le philosophe conti-
nuait agrave suivre les conseils de son Maicirctre qui dit
laquo Dans un voyage sur mer lorsque le vaisseau est
arrecircteacute dans un port si tu descends agrave terre pour
faire la provision drsquoeau tu pourras chemin faisant
ramasser soit un coquillage soit un oignon mais
tu devras faire attention au vaisseau tourner tou-
jours les yeux vers lui prendre garde que le pilote
ne trsquoappelle et srsquoil trsquoappelle tout quitter de peur
qursquoil ne te fasse enchaicircner et jeter dans le navire
ndash 8 ndash
comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui
semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer
Le paquebot essuya une violente mousson depuis
Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-
ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne
Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux
abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld
laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins
illustres en apercevant la grande mer classique qui
avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait
Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples
ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero
avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des
beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash
nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il
voyageait pour eacutetudier les hommes et non des
paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des
Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse
disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du
corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des
chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce
aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il
put se faire entendre en un napolitain honorable et
selon la coutume de son pays entra poliment en
conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait
quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-
ndash 9 ndash
sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient
des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter
et que les demoiselles lui importaient peu parce
qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout
en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni
la passerelle du commandant car il savait agrave quoi
srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-
chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo
Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait
pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux
de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais
non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays
de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua
pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave
cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-
tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-
merccedilants en vin de Porto
Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de
la ville sur les bords du Tage La plus belle partie
de son temps srsquoenvolait en promenades savou-
reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-
tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-
diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-
tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il
trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa
vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-
ndash 10 ndash
faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-
faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce
qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-
cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et
dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-
ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux
disciplines philosophiques
Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle
avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine
dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage
Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere
pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et
riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses
eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-
dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole
Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir
agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-
deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee
et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta
drsquoune petite main rapide et froide tout en disant
laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta
tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo
Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer
Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave
Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-
ndash 11 ndash
sit Londres pour but de son voyage Un navire le
reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il
retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de
lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs
de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur
histoire et Gualtero les instruisit des choses de
lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient
avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de
leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-
vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient
le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir
Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole
qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil
et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte
comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans
ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait
rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc
pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette
penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-
ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni
un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du
monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-
rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait
qursquoagrave demi
ndash 12 ndash
Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-
bonne est la plus belle ville du monde et les An-
glais de Calcutta en disaient autant de Londres
Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-
tugaise mais dans le secret de son cœur il don-
nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour
Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y
eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard
opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la
tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein
drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait
lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et
deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle
qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter
Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien
sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et
beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et
se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues
de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et
Gualtero put faire quelques promenades Il visita le
Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-
reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait
ndash 13 ndash
jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-
rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le
Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup
Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-
chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses
caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il
nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa
chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy
tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du
bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au
Jardin Zoologique Il faisait de longues stations
dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait
dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-
taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses
grandes oreilles en feuilles de choux agitait son
eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais
geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-
tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-
garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les
singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil
se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris
qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se
promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-
fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je
suis maintenant un vrai philosophe se disait-il
jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 8 ndash
comme le vil beacutetail raquo Ces recommandations lui
semblaient excellentes et il jura de srsquoy conformer
Le paquebot essuya une violente mousson depuis
Ceylan jusqursquoagrave lrsquoentreacutee de la Mer Rouge et Gualte-
ro mit agrave une forte eacutepreuve son acircme stoiumlcienne
Mais il ne faiblit pas ne rendit que son cœur aux
abicircmes et arriva sans autre dommage agrave Port-Saiumld
laquo Oh oh raquo srsquoeacutecria-t-il comme tant de pegravelerins
illustres en apercevant la grande mer classique qui
avait oublieacute drsquoecirctre bleue ce jour-lagrave car il pleuvait
Le bateau ne srsquoarrecircta guegravere et partit pour Naples
ougrave il ancra par un temps radieux Mais Gualtero
avait cuit sous bien drsquoautres soleils et aucune des
beauteacutes du Golfe ne surpassait ndash soyons vrais ndash
nrsquoeacutegalait lrsquoimage qursquoil srsquoen eacutetait faite Comme il
voyageait pour eacutetudier les hommes et non des
paysages il se deacutecida enfin agrave deacutebarquer et vit des
Napolitains Lrsquoespegravece lui sembla bruyante joyeuse
disputeuse et mercantile On voulut lui vendre du
corail des peignes en eacutecaille des eacuteponges des
chansons et on lui proposa des demoiselles Gracircce
aux langues anglaise et portugaise meacutelangeacutees il
put se faire entendre en un napolitain honorable et
selon la coutume de son pays entra poliment en
conversation avec chacun assura qursquoil ne saurait
quoi faire drsquoun peigne drsquoeacutecaille attendu qursquoil tres-
ndash 9 ndash
sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient
des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter
et que les demoiselles lui importaient peu parce
qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout
en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni
la passerelle du commandant car il savait agrave quoi
srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-
chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo
Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait
pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux
de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais
non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays
de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua
pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave
cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-
tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-
merccedilants en vin de Porto
Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de
la ville sur les bords du Tage La plus belle partie
de son temps srsquoenvolait en promenades savou-
reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-
tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-
diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-
tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il
trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa
vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-
ndash 10 ndash
faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-
faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce
qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-
cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et
dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-
ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux
disciplines philosophiques
Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle
avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine
dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage
Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere
pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et
riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses
eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-
dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole
Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir
agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-
deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee
et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta
drsquoune petite main rapide et froide tout en disant
laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta
tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo
Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer
Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave
Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-
ndash 11 ndash
sit Londres pour but de son voyage Un navire le
reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il
retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de
lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs
de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur
histoire et Gualtero les instruisit des choses de
lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient
avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de
leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-
vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient
le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir
Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole
qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil
et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte
comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans
ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait
rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc
pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette
penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-
ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni
un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du
monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-
rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait
qursquoagrave demi
ndash 12 ndash
Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-
bonne est la plus belle ville du monde et les An-
glais de Calcutta en disaient autant de Londres
Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-
tugaise mais dans le secret de son cœur il don-
nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour
Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y
eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard
opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la
tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein
drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait
lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et
deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle
qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter
Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien
sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et
beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et
se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues
de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et
Gualtero put faire quelques promenades Il visita le
Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-
reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait
ndash 13 ndash
jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-
rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le
Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup
Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-
chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses
caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il
nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa
chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy
tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du
bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au
Jardin Zoologique Il faisait de longues stations
dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait
dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-
taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses
grandes oreilles en feuilles de choux agitait son
eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais
geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-
tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-
garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les
singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil
se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris
qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se
promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-
fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je
suis maintenant un vrai philosophe se disait-il
jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 9 ndash
sait sa natte avec ses doigts que ses mains eacutetaient
des eacuteponges suffisantes qursquoil ne savait pas chanter
et que les demoiselles lui importaient peu parce
qursquoil se piquait drsquoecirctre philosophe Cependant tout
en parlant il ne perdait pas de vue le paquebot ni
la passerelle du commandant car il savait agrave quoi
srsquoexposent les distraits et il redoutait drsquoecirctre laquo en-
chaicircneacute et jeteacute dans le navire comme le vil beacutetail raquo
Il balanccedila quelques moments srsquoil ne poursuivrait
pas son voyage par terre et pensa qursquoil serait doux
de visiter la patrie de ses illustres modegraveles laquo Mais
non se dit-il ensuite je me dois drsquoabord au pays
de mon pegravere et de mes ancecirctres raquo Il reacuteembarqua
pour Gecircnes et de lagrave pour Lisbonne ougrave il nrsquoy avait agrave
cette eacutepoque ni tremblement de terre ni reacutevolu-
tion mais seulement beaucoup drsquohonnecirctes com-
merccedilants en vin de Porto
Gualtero veacutecut parmi les petites gens du bas de
la ville sur les bords du Tage La plus belle partie
de son temps srsquoenvolait en promenades savou-
reuses Il allait sophisticaillant avec lui-mecircme no-
tant ses penseacutees sur les marges de ses livres srsquoeacutetu-
diant avec minutie visitant le Museacutee et les cime-
tiegraveres flacircnant par les quartiers mal fameacutes ougrave il
trouvait toujours quelque occasion drsquoeacuteprouver sa
vertu laquo car pensait-il qursquoest-ce qursquoune vertu in-
ndash 10 ndash
faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-
faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce
qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-
cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et
dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-
ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux
disciplines philosophiques
Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle
avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine
dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage
Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere
pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et
riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses
eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-
dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole
Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir
agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-
deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee
et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta
drsquoune petite main rapide et froide tout en disant
laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta
tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo
Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer
Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave
Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-
ndash 11 ndash
sit Londres pour but de son voyage Un navire le
reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il
retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de
lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs
de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur
histoire et Gualtero les instruisit des choses de
lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient
avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de
leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-
vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient
le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir
Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole
qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil
et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte
comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans
ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait
rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc
pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette
penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-
ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni
un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du
monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-
rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait
qursquoagrave demi
ndash 12 ndash
Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-
bonne est la plus belle ville du monde et les An-
glais de Calcutta en disaient autant de Londres
Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-
tugaise mais dans le secret de son cœur il don-
nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour
Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y
eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard
opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la
tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein
drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait
lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et
deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle
qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter
Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien
sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et
beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et
se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues
de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et
Gualtero put faire quelques promenades Il visita le
Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-
reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait
ndash 13 ndash
jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-
rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le
Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup
Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-
chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses
caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il
nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa
chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy
tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du
bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au
Jardin Zoologique Il faisait de longues stations
dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait
dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-
taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses
grandes oreilles en feuilles de choux agitait son
eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais
geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-
tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-
garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les
singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil
se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris
qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se
promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-
fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je
suis maintenant un vrai philosophe se disait-il
jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 10 ndash
faillible Moins que rienhellip pis encore crsquoest un deacute-
faut raquo Et srsquoil succombait alors aux tentations ndash ce
qui lui arriva bien rarement et seulement par neacute-
cessiteacute absolue ndash il puisait dans ses remords et
dans les punitions qursquoil srsquoinfligeait une volupteacute par-
ticuliegravere et une raison nouvelle de recourir aux
disciplines philosophiques
Crsquoest vers cette eacutepoque qursquoil faut placer lrsquoidylle
avec la petite Espagnole une effronteacutee gamine
dont la fenecirctre srsquoouvrait en face de celle du sage
Quelque gitane bien entendu Elle nrsquoeacutetait guegravere
pudique lorsqursquoelle faisait sa toilette matinale et
riait de montrer au soleil levant ndash et au voisin ndash ses
eacutepaules eacutetroites et ses jambes eacutepileacutees Il se deacutefen-
dit de lrsquoaimer mais pensa lui offrir quelque babiole
Comme son peacutecule srsquoeacutecornait vite il fallut recourir
agrave des besognes et il srsquoembaucha comme deacutebar-
deur Il gagna ses piastres en transportant la mareacutee
et fit emplette drsquoun fichu brodeacute Elle lrsquoaccepta
drsquoune petite main rapide et froide tout en disant
laquo tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta
tresse de femme et tu sens mauvais le poisson raquo
Cela le fit sourire et puis songer et puis pleurer
Comme il y avait pas mal de temps qursquoil vivait agrave
Lisbonne il deacutecida de se remettre en route et choi-
ndash 11 ndash
sit Londres pour but de son voyage Un navire le
reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il
retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de
lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs
de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur
histoire et Gualtero les instruisit des choses de
lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient
avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de
leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-
vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient
le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir
Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole
qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil
et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte
comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans
ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait
rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc
pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette
penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-
ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni
un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du
monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-
rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait
qursquoagrave demi
ndash 12 ndash
Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-
bonne est la plus belle ville du monde et les An-
glais de Calcutta en disaient autant de Londres
Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-
tugaise mais dans le secret de son cœur il don-
nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour
Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y
eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard
opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la
tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein
drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait
lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et
deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle
qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter
Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien
sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et
beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et
se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues
de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et
Gualtero put faire quelques promenades Il visita le
Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-
reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait
ndash 13 ndash
jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-
rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le
Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup
Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-
chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses
caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il
nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa
chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy
tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du
bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au
Jardin Zoologique Il faisait de longues stations
dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait
dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-
taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses
grandes oreilles en feuilles de choux agitait son
eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais
geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-
tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-
garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les
singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil
se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris
qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se
promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-
fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je
suis maintenant un vrai philosophe se disait-il
jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 11 ndash
sit Londres pour but de son voyage Un navire le
reprit tout semblable agrave celui qui lrsquoavait ameneacute Il
retrouva lrsquoentrepont les eacutemigrants et les gens de
lagrave-bas qui portent dans leurs vecirctements des odeurs
de santal Ensemble ils rirent se contegraverent leur
histoire et Gualtero les instruisit des choses de
lrsquoesprit Eux assis sur leurs talons lrsquoeacutecoutaient
avec deacutefeacuterence comme ils eussent eacutecouteacute un de
leurs innombrables moines-mendiants Mais sou-
vent sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient
le philosophe-errant sentait son cœur srsquoalourdir
Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole
qui eacutelevait si gentiment ses bras nus dans le soleil
et il eut deacutesireacute de les revoir srsquoarrondir sur sa tecircte
comme les anses drsquoun vase Alors il cherchait dans
ses livres quelque conseil utile Mais il ne trouvait
rien et se demandait laquo les Anciens nrsquoont-ils donc
pas connu lrsquoamour raquo Ou bien il se reacutepeacutetait cette
penseacutee de Marc-Auregravele laquo Pourquoi me tourmen-
ter si ce qui mrsquoadvient nrsquoest ni un de mes vices ni
un effet de ma nature vicieuse et si lrsquoordre du
monde nrsquoen est pas troubleacute Or comment en se-
rait-il troubleacute raquo Mais cela mecircme ne le consolait
qursquoagrave demi
ndash 12 ndash
Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-
bonne est la plus belle ville du monde et les An-
glais de Calcutta en disaient autant de Londres
Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-
tugaise mais dans le secret de son cœur il don-
nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour
Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y
eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard
opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la
tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein
drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait
lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et
deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle
qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter
Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien
sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et
beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et
se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues
de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et
Gualtero put faire quelques promenades Il visita le
Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-
reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait
ndash 13 ndash
jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-
rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le
Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup
Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-
chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses
caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il
nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa
chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy
tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du
bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au
Jardin Zoologique Il faisait de longues stations
dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait
dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-
taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses
grandes oreilles en feuilles de choux agitait son
eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais
geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-
tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-
garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les
singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil
se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris
qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se
promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-
fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je
suis maintenant un vrai philosophe se disait-il
jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 12 ndash
Papa Kyes avait souvent dit agrave son fils que Lis-
bonne est la plus belle ville du monde et les An-
glais de Calcutta en disaient autant de Londres
Gualtero avait trouveacute du charme agrave la capitale por-
tugaise mais dans le secret de son cœur il don-
nait la preacutefeacuterence agrave sa ville natale Toutefois pour
Londres il ne se prononccedila pas tout de suite y
eacutetant arriveacute par une de ces journeacutees de brouillard
opaque ougrave il est difficile de voir sa main si on la
tient eacutetendue devant soi Cependant il eacutetait plein
drsquoalleacutegresse car ce pheacutenomegravene eacutetrange lui donnait
lrsquoillusion drsquoecirctre tombeacute en quelque autre planegravete et
deacutejagrave il se reacutejouissait de toute la sagesse nouvelle
qursquoune telle obscuriteacute lui devait apporter
Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien
sinon de noires faccedilades suantes des omnibus et
beaucoup drsquoAnglais hacirctifs qui fumaient la pipe et
se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues
de Calcutta Au printemps le soleil ressuscita et
Gualtero put faire quelques promenades Il visita le
Palais et lrsquoAbbaye de Westminster ougrave sont enter-
reacutes de grands hommes dont le philosophe nrsquoavait
ndash 13 ndash
jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-
rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le
Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup
Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-
chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses
caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il
nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa
chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy
tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du
bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au
Jardin Zoologique Il faisait de longues stations
dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait
dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-
taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses
grandes oreilles en feuilles de choux agitait son
eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais
geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-
tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-
garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les
singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil
se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris
qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se
promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-
fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je
suis maintenant un vrai philosophe se disait-il
jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 13 ndash
jamais entendu parler la Tour de Londres ougrave fu-
rent eacutetrangleacutes les enfants drsquoEacutedouard et surtout le
Jardin Zoologique qui lrsquoamusa beaucoup
Dans ce temps-lagrave il eacutetait employeacute chez un mar-
chand de theacute qui lrsquooccupait agrave deacuteballer de grosses
caisses et agrave faire de menues eacutecritures Pourtant il
nrsquoavait pas toujours de quoi manger agrave sa faim Sa
chambre dans Paddington eacutetait si exigueuml qursquoil srsquoy
tenait le moins possible Aussi lorsqursquoil avait du
bon temps devant lui allait-il lire et meacutediter au
Jardin Zoologique Il faisait de longues stations
dans la maison des eacuteleacutephants et il les interpellait
dans sa langue maternelle laquo Big Tom raquo le soli-
taire avait lrsquoair de comprendre remuait ses
grandes oreilles en feuilles de choux agitait son
eacutetroite queue racircpeacutee et lui tendait sa trompe Mais
geacuteneacuteralement le morceau de pain acheteacute agrave son in-
tention Gualtero lrsquoavait mangeacute lui-mecircme par meacute-
garde et il le lui expliquait Ou bien il allait voir les
singes et il lui semblait en fermant les yeux qursquoil
se retrouvait sous les hauts arbres peupleacutes de cris
qui avoisinaient la maison paternelle Puis il se
promenait choisissait un banc eacutecarteacute et srsquoen-
fonccedilait dans la profondeur de ses penseacutees laquo Je
suis maintenant un vrai philosophe se disait-il
jrsquoai deacutetruit en moi toute ambition vulgaire jrsquoai peu
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 14 ndash
de besoins le meacutepris des richesses une morale
supeacuterieure et une indiffeacuterence suffisante Je suis
donc tel que le voulait mon Maicirctre lorsqursquoil ensei-
gnait laquo Il faut que tu sois un homme de bien ou
un malhonnecircte homme il faut que tu trsquoappliques agrave
cultiver ton esprit et ta raison ou agrave rechercher les
biens exteacuterieurs agrave te renfermer en toi-mecircme pour
meacutediter ou agrave te reacutepandre au dehors crsquoest-agrave-dire
qursquoil faut opter ecirctre philosophe ou un homme vul-
gaire raquo Je devrais donc ecirctre parfaitement heu-
reux hellip Eh bien je ne le suis pas complegravetement
agrave quoi cela peut-il bien tenir raquo
Beaucoup de temps passa beaucoup de brouil-
lards beaucoup drsquoeacuteteacutes beaucoup drsquoanneacutees Gual-
tero nrsquoeacutetait plus tout agrave fait aussi ingambe qursquoautre-
fois car il avait des rhumatismes il avait perdu
plusieurs de ses dents Il srsquooccupait maintenant
chez un fabricant de parapluies ce qui eacutetait
agreacuteable de plusieurs maniegraveres drsquoabord parce
que le fabricant tenait boutique agrave Kensington qui
est un joli quartier ensuite parce que le dit patron
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 15 ndash
lui avait donneacute un beau parapluie agrave lui Gualtero
pour proteacuteger en cas drsquointempeacuterie la marchandise
qursquoil fallait livrer Il y a des moments de chance
dans la vie de ce philosophe
Or un samedi apregraves midi comme il traversait
Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un
client il remarqua de nombreux groupes de loyaux
sujets britanniques rassembleacutes autour drsquoestrades
en plein vent en haut desquelles discouraient des
hommes et des femmes Il eacutecouta Sur la premiegravere
estrade eacutetait un homme qui propheacutetisait de ter-
ribles catastrophes Il disait laquo Chreacutetiens mes
fregraveres rassemblez-vous et ne perdez plus votre
temps en vaines paroles car la fin du monde ap-
proche les signes preacutecurseurs ont paru et lrsquoEacuteternel
tirera de vous une vengeance foudroyante Il ren-
versera les murs de lrsquoimpure citeacute et ne laissera
pierre sur pierre Jeacuterusalem Jeacuterusalem hellip raquo Et
ainsi de suite Les auditeurs continuaient de fumer
tranquillement leur pipe et se deacutetournaient de
temps agrave autre pour regarder passer des cavaliers
Sur la seconde estrade se tenait un vieillard drsquoas-
pect candide et il disait laquo Venez agrave moi vous qui
ecirctes chargeacutes et je vous soulagerai Notre Dieu est
un Dieu de bonteacute et de miseacutericorde ce nrsquoest pas un
Dieu impitoyable Mes fregraveres mes sœurs vous qui
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 16 ndash
ecirctes chargeacutes venez agrave Lui et Il vous aidera raquo Et
autres choses semblables qui eacutetaient bonnes agrave en-
tendre Sur la troisiegraveme estrade se dressait une
longue et segraveche demoiselle qui criait laquo Feu et
sang et destruction et ruines sur ce monde eacutegoiumlste
et pervers Reacutesurrection vie santeacute et bonheur par
les femmes La femme nrsquoest plus une esclave mes
sœurs reacuteveillez-vous indignez-vous enrocirclez-vous
pour la lutte heacuteroiumlque des temps modernes hellip raquo Et
mille autres paroles guerriegraveres qursquoapprouvait un
groupe de bourgeois fort placides malgreacute la tem-
pecircte qui secouait le chapeau agrave plumes de lrsquoorateur
Gualtero srsquoen alla tout pensif porter son para-
pluie Et subitement cette ideacutee lui vint pourquoi
ne parlerait-il pas lui aussi Pourquoi nrsquoensei-
gnerait-il pas Avait-il le droit de se taire de gar-
der pour lui seul la connaissance Eh parbleu
non cent fois non De cet instant preacutecis date son
apostolat
Il preacutepara sa harangue pendant toute une se-
maine Le dimanche suivant il srsquoempara drsquoune es-
trade y grimpa et commenccedila de parler en
srsquoadressant aux arbres aux moineaux et aux petits
enfants qui jouaient agrave faire des pacircteacutes de sable
laquo Mes amis je suis venu du fond de lrsquoInde pour
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 17 ndash
vous apporter le fruit de mes meacuteditations Mes
amis on vous trompe on vous leurre de faux es-
poirs on abuse de votre creacuteduliteacute La vraie
lrsquounique veacuteriteacute mes amis elle est autour de vous
elle est en vous elle nous baigne tous de sa douce
lumiegravere et crsquoest la tregraves antique la tregraves haute la
tregraves pure doctrine des philosophes de lrsquoeacutecole de
Zeacutenon raquo Quelques passants srsquoarrecirctegraverent bientocirct
puis drsquoautres puis il en partit puis il en revint et
Gualtero goucircta de prestigieuses ivresses Pas un
contradicteur Rien que de bonnes figures atten-
tives un petit cercle qui srsquoeacutetendait se disloquait
se reformait Au premier rang un vieillard immo-
bile coiffeacute drsquoun chapeau de soie Quelquefois le
philosophe jetait un regard vers les harangueurs
voisins et srsquoil voyait son public plus nombreux un
meacutechant orgueil le soulevait rendait sa parole plus
sonore et comme provocante Il commenccedila de
srsquoenrouer vers la quatriegraveme heure et srsquoajourna au
dimanche suivant
Sa vie degraves lors fut transformeacutee Ses meacutedita-
tions du fait mecircme de leur hebdomadaire divulga-
tion en devinrent plus profondes et comme plus
joyeuses Drsquoautres comptaient sur lui peut-ecirctre at-
tendaient ces dimanches Ce petit vieux au cha-
peau de soie par exemple quel encouragement
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 18 ndash
Et les dimanches se succeacutedegraverenthellip Il apportait ses
livres y prenait des textes les deacuteveloppait les
commentait Il eacutetait arriveacute agrave une telle dexteacuteriteacute de
penseacutee qursquoil lui suffisait drsquoun lambeau de phrase
pour srsquoaventurer dans les plus hardies speacuteculations
de lrsquoesprit Il eacutetait estimeacute par les gardiens du parc
qui lui jetaient un petit salut en passant Il invita le
fabricant de parapluies agrave venir lrsquoentendre et le fa-
bricant apparut en effet un matin avant drsquoassister
agrave un match de football
Et voilagrave que drsquoautres anneacutees encore srsquoeacutecoulegraverent
dans cette noble fiegravevre Cependant en certains
mauvais jours un lacircche sentiment de solitude ga-
gnait le philosophe Quels disciples pouvait-il se
vanter drsquoavoir formeacutes Qui lrsquoavait jamais interrogeacute
agrave lrsquoissue de ces reacuteunions Vivait-il une acircme de par
la grande Citeacute qui eucirct eacuteteacute toucheacutee fortifieacutee re-
nouveleacutee par lrsquohumaine et fiegravere morale qursquoil ensei-
gnait Ce doute parfois lrsquooppressait Puis drsquoun
geste il chassait ces faiblesses se retrempait en de
reacuteconfortantes abstractions et mecircme trouvait chez
son Maicirctre de bons conseils pour son incertitude
laquo Tu veux disait celui-ci mettre en pratique la phi-
losophie Eh bien sois precirct degraves aujourdrsquohui agrave sup-
porter les railleries et les riseacutees des hommes Tu
les entendras dire laquo Voilagrave un philosophe qui nous
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 19 ndash
est tombeacute du ciel raquo ou bien encore laquo Drsquoougrave nous
vient-il avec son air renfrogneacute raquo Pour toi ne fais
paraicirctre sur ton front aucune arrogance mais ap-
plique-toi agrave suivre la ligne de conduite qui te
semble la plus sage comme si Dieu trsquoavait eacutetabli
speacutecialement agrave cette place raquo Alors avec plus
drsquoexaltation il reprit son devoir
Depuis quelques semaines le vieillard au cha-
peau de soie se montrait moins assidu se prome-
nait drsquoune estrade agrave lrsquoautre semblait distrait preacute-
occupeacute Gualtero apregraves de nombreuses heacutesita-
tions se deacutecida enfin agrave lrsquoaborder Crsquoeacutetait un bon
homme qui ne demandait qursquoagrave parler
mdash Pourquoi je viens fit-il en levant les sourcils
mais parce que jrsquohabite lagrave en face Le dimanche
matin notre bonne va agrave lrsquoeacuteglise et ma femme en
profite pour nettoyer de fond en comble lrsquoap-
partement Elle me met agrave la porte vous compre-
nez ni plus ni moins Et il faut bien que jrsquoaille
quelque parthellip
mdash Crsquoest donchellip essaya de reacutepliquer le philo-
sophe auquel il sembla que deux mains le pre-
naient agrave la gorge
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 20 ndash
mdash Pour tuer le temps tout becirctement Un verre
de whisky vieux garccedilon Vous devez avoir le go-
sier sec
laquo Pour tuer le temps raquo se reacutepeacutetait Gualtero con-
fondu sans apercevoir que crsquoest lagrave lrsquounique emploi
de la vie
Il raisonna ainsi mdash Qursquoest-ce que le peuple an-
glais mdash Crsquoest un peuple qui vend du theacute des pa-
rapluies et autres petites choses inutiles agrave lrsquohomme
supeacuterieur mdash Quel est son but mdash Srsquoenrichir mdash
Comment entend-il la morale Il va agrave lrsquoeacuteglise le
dimanche mdash Lorsqursquoil prend du repos agrave quoi em-
ploie-t-il les loisirs de son intelligence mdash Agrave suivre
des matches de football ou de cricket mdash Quel cas
fait-il du philosophe deacutesinteacuteresseacute mdash Il srsquoen
moque
Ayant formuleacute cette conclusion Gualtero se ju-
gea fort supeacuterieur agrave cette race de grands imberbes
et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de meacute-
pris Puis il se rendit chez son patron
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 21 ndash
mdash Monsieur lui dit-il je vous prie de me payer
mon salaire car je vous quitte vous et votre icircle
incleacutemente au philosophe
Lrsquohomme eacutetendit sans srsquoeacutemouvoir le bras vers sa
caisse et lui compta ses guineacutees et ses shillings
mdash Adieu fit-il et bonne chance
Gualtero sortit noblement de la boutique rentra
chez lui et deacutecida de prendre le premier train pour
la France Il reacutefleacutechit bien qursquoil ne savait pas un
mot de la langue franccedilaise mais ne srsquoinquieacuteta pas
pour si peu
Le lendemain il deacutebarquait agrave Paris gare du
Nord et louait une chambre agrave trente francs par
mois dans un hocirctel du quartier Il y deacuteposa son
paquet et srsquoen alla sur-le-champ flacircner dans le creacute-
puscule Beaucoup de personnes srsquoarrecirctaient pour
le deacutevisager ce qui ne srsquoeacutetait jamais produit agrave
Londres Il srsquoaperccedilut alors que sa natte de che-
veux qui lui pendait sur le cou accrochait lrsquoœil
des passants Mais il ne sut pas tout de suite srsquoil
eacutetait flatteacute de cette marque drsquoattention ou au con-
traire srsquoil en eacutetait blesseacute Pourtant il deacutelibeacutera en
lui-mecircme et deacutecidant qursquoun vrai philosophe
nrsquoattache pas tant drsquoimportance agrave un si mince or-
nement se reacutesolut agrave en faire le sacrifice le soir
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 22 ndash
mecircme Tecircte haute il srsquoen alla par un long boule-
vard presque entiegraverement bordeacute de cafeacutes si bien
qursquoil pensa se promener par quelque immense reacute-
fectoire public Il avait beau changer de route tou-
jours srsquoouvraient devant lui les semblables et lumi-
neuses perspectives ougrave la foule srsquoagglomeacuterait au-
tour de tables chargeacutees de boissons
Au bout drsquoun tregraves long temps il arriva sur une
place circulaire eacuteclaireacutee elle aussi par trois ter-
rasses de cafeacutes et devant la porte de lrsquoun deux il
vit un negravegre tout galonneacute drsquoargent qui balanccedilait
son corps drsquoune jambe sur lrsquoautre Dans la nuit de
son visage eacuteclatait le sourire des dents et roulaient
les quatre petits triangles blancs autour de ses
prunelles laquo Un negravegre parle toujours anglais raquo pen-
sa le philosophe et il lrsquoaborda Gualtero ne se
trompait point Le negravegre lui apprit qursquoil eacutetait
laquo chasseur raquo de lrsquoeacutetablissement dont il gardait la
porte que la nuit venue il faisait partie de
lrsquoorchestre et qursquoau demeurant la vie eacutetait excel-
lente quand on avait comme lui un bon manteau
galonneacute quelques piegraveces drsquoargent tous les jours et
un souper servi chaud sur le coup de minuit Ceci
dit il se remit agrave se balancer et agrave sourire dans
lrsquoobscuriteacute Gualtero laissa passer le temps de plu-
sieurs reacuteflexions puis agrave cause du grand isolement
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ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
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Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
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On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
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Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
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drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
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mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
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orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
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qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
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mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
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des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
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srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
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jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
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drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
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philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
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Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
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naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
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Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
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lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
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tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 23 ndash
ougrave il se trouvait entama le reacutecit drsquoune partie de ses
aventures ne deacuteguisant que par pudeur son eacutetat de
philosophe-errant Le negravegre sembla srsquoy inteacuteresser
vivement et lrsquointerrompit par de freacutequents eacuteclats
de rire un peu deacuteconcertants Quand Gualtero eut
acheveacute le chasseur ocircta sa casquette pour gratter
avec eacutenergie sa sombre tecircte puis il dit laquo Nous
avions ici un danseur russe il nous a quitteacutes hier
peut-ecirctre pourrais-tu le remplacer si tu sais dan-
ser raquo Mais le philosophe eut un haut-le-corps
Danser Lui Et il srsquoabicircma dans un monde de pen-
seacutees Lorsqursquoil releva les yeux le negravegre avait une
fois encore repris son balancement
mdash Quelle folie dit le philosophe enfin quelle fo-
lie bien qursquoil soit difficile drsquoaffirmer ceci est folie
ou ceci ne lrsquoest pas Mais danser il est vrai me pa-
raicirct plus grande folie que bien drsquoautres Cependant
bon negravegre pourquoi me proposes-tu de danser et
non pas quelque autre emploi plus digne de mon
caractegravere
mdash Oh reprit le noir danser ou faire le singe
crsquoest tout un mais tu as ceci qui est bon ndash et ce
disant il indiquait du doigt la natte de cheveux
Gualtero rougit sous sa peau olivacirctre et la conver-
sation tomba de nouveau
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 24 ndash
Quand le philosophe fut rentreacute dans son hocirctel il
consideacutera recircveusement sa chevelure devant son
miroir et il se posa bien des fois la question la
trancherait-il ou fallait-il la garder Il se reacutesolut
enfin agrave un moyen terme lrsquoenroula sur le sommet
de son cracircne et posa son chapeau par-dessus
Le lendemain il se rendit agrave la Leacutegation du Por-
tugal ougrave on lui dressa une liste des bureaux de pla-
cement pour ouvriers de toutes sortes Il srsquoen alla
dans les petits matins gris patienter sur les trot-
toirs devant des portes ougrave se pressait une foule
drsquoecirctres humains qursquoon faisait entrer un agrave un qursquoon
interrogeait qursquoon embauchait ou qursquoon renvoyait
drsquoun geste Comme le pauvre homme nrsquoentendait
pas le franccedilais il se bornait pour exprimer sa
bonne volonteacute agrave deacutesigner ses bras ses jambes ou
ses mains qui eacutetaient fines souples et comme deacute-
sarticuleacutees Mais on hochait la tecircte et il srsquoen re-
tournait agrave lrsquohocirctel Une deacutetresse le gagna Il ne se
montrait mecircme pas curieux de visiter la ville et rocirc-
dait seulement par les rues de son quartier Au
bout de quelques semaines il ne lui resta qursquoun pe-
tit louis de dix francs en poche Alors un soir il re-
tourna vers la place circulaire ougrave il avait rencontreacute
le negravegre Et il le revit en effet se dandinant devant
la porte du cafeacute
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 25 ndash
On alla chercher le patron il voulut voir la
tresse qui le fit rire flaira que lrsquohomme venait de
loin le trouva laid eacutetrange avantageux et
lrsquoengagea sur lrsquoheure Et Gualtero se disait en lui-
mecircme laquo Quelle admirable chose que la philoso-
phie drsquoEacutepictegravete car si je ne lrsquoavais pratiqueacutee
nrsquoaurais-je pas souffert de toutes mes aventures
Nrsquoaurais-je pas connu le deacutepit et peut-ecirctre qui sait
la haine Or mon cœur est joyeux mon acircme est
tranquille Ce negravegre rit sans savoir pourquoi tandis
que je ris agrave bon escient ayant vaincu mon orgueil
mrsquoeacutetant vaincu moi-mecircme Divin Maicirctre je ne sau-
rais trop me louer de tes enseignements et ce soir
je reacutepeacuteterai avec toi Souviens-toi que simple ac-
teur tu joues une piegravece comme le maicirctre de la co-
meacutedie veut qursquoelle soit joueacutee Si ton rocircle est court
tu le joueras court srsquoil est long tu le joueras long
Srsquoil plaicirct au maicirctre que tu joues le personnage drsquoun
pauvre soutiens ce rocircle naturellement srsquoil faut
que tu soies dans la piegravece un boiteux un prince un
homme du vulgaire nrsquoimporte joue le mieux pos-
sible car ton devoir est de bien repreacutesenter ton
personnage quant au rocircle que tu dois jouer crsquoest
agrave un autre de le choisir raquo
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 26 ndash
Le bon negravegre avait dit la veacuteriteacute ce sont de
douces choses que quelques piegraveces drsquoargent un
souper chaud et un bon manteau doubleacute Car pour
tout dire et expliquer ce manteau il faut savoir que
le philosophe relayait son ami noir dans son rocircle
de chasseur les mardis jeudis et samedis apparte-
nant agrave lrsquoun les lundis mercredis vendredis agrave
lrsquoautre les dimanches agrave tous les deux Il srsquoagissait
drsquoailleurs drsquoun travail facile ouvrir la porte la re-
fermer acheter des timbres un journal ou des ci-
garettes Les nuits eacutetaient moins monotones Gual-
tero au son drsquoune musique barbare revecirctu drsquoun
costume de sa composition entrait dans la salle du
cafeacute pivotait sur lui-mecircme les bras eacutecarteacutes
comme un derviche tourneur en prononccedilant de
mysteacuterieuses paroles et venait ensuite srsquoabattre sur
les banquettes parmi les rires des hommes et les
cris des dames Il se feacutelicitait maintenant drsquoavoir
conserveacute sa natte elle devenait ceacutelegravebre dans le
quartier et presque toujours les femmes deman-
daient agrave la toucher pour srsquoassurer qursquoon ne les
trompait point Ensuite il leur tirait des horoscopes
en lisant dans les lignes de la main ayant acquis
rapidement le vocabulaire indispensable On lui
donnait des sous parfois de la menue monnaie
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 27 ndash
drsquoargent Il acheta une grammaire perfectionna
son savoir
Ce fut en somme lrsquoune des calmes eacutepoques de
sa vie Mais son cher recircve drsquoapostolat le tenait tou-
jours et il recommenccedila drsquoy songer avec fiegravevre Il se
consacra drsquoabord agrave son ami Boum-Dieacute le negravegre
dont il entreprit lrsquoeacuteducation philosophique Boum-
Dieacute se tordait de rire agrave son habitude laquo Tu es fou
mon pauvre Gualtero avec ton vieux laquo Pique-
tecircte raquo moi je crois aux bonnes piegraveces de cinq
francs et agrave ma petite amie Lisette et crsquoest assez
pour pauvre Boum-Dieacute raquo
Le philosophe se rejeta sur les clients Quelques-
uns lrsquoeacutecoutaient en buvant leur bock de biegravere puis
les plus polis esquissaient un geste drsquoennui les
autres lrsquoenvoyaient au diable Le patron plusieurs
fois le rappela seacutevegraverement agrave lrsquoordre Il recircva
drsquoentreprises vastes de socieacuteteacutes de philosophes
de reacuteunions populaires Ses livres eacutetaient tellement
annoteacutes sur les marges entre les lignes sur les
feuilles de garde qursquoil avait peine agrave y retrouver
quoi que ce fucirct Ils ne lui en semblaient que plus
preacutecieux et veacuteneacuterables Toutes les phases de sa vie
eacutetaient inscrites lagrave dans ces petits traits au crayon
et agrave la plume il y pecircchait au hasard des pages un
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
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conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
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Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
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Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
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wwwnoslivresnet
ndash 28 ndash
mot noteacute agrave Lisbonne un autre agrave Londres un troi-
siegraveme au cours drsquoune promenade dont il se souve-
nait parfaitement il revoyait un jeune chien qursquoil
avait caresseacute une branche de lilas dans un jardin
Ses livres crsquoeacutetait le deacutetail de son passeacute ses espeacute-
rances son histoire et il les aimait plus encore agrave
cause de tout cela
Donc des printemps glissegraverent et des eacuteteacutes et
des hivers mais le philosophe nrsquoen tenait pas un
compte tregraves exact car dans les rues de la ville ces
nuances nrsquoimportent guegravere On devine les saisons
qui passent parce qursquoune fois il pleut une autre
fois on eacutetouffe ou bien un vent de glace souffle
balayant les poussiegraveres Ses rhumatismes srsquoag-
gravaient il avait perdu encore des dents Il mar-
chait les genoux plieacutes une eacutepaule un peu rejeteacutee
en arriegravere Il se promenait beaucoup les jours de
liberteacute et il connaissait la ville agrave preacutesent mieux
que bien des personnes qui pourtant y sont neacutees
Or par un bel apregraves-midi en traversant le Parc
Monceau il fut ressaisi brutalement par sa tenace
folie de parler en public Des chaises innom-
brables srsquoalignaient Il en choisit une srsquoassit paya
ses deux sous agrave la loueuse et reacutefleacutechit un moment
laquo Ce peuple se dit-il est poli gai et il aime les
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 29 ndash
orateurs Nourri des auteurs anciens il est bien fait
pour me comprendre Comment heacutesiterais-je un
instant agrave lrsquoentretenir de questions si respec-
tables raquo Il se deacutecida sur le champ grimpa sur sa
chaise et commenccedila drsquoune voix forte agrave peu pregraves
comme agrave Londres laquo Mes amis je suis venu du
fond de lrsquoInde pour vous apporter le fruit de mes
meacuteditations mes amis on vous trompe on vous
leurrehellip raquo Des dames assises autour de lui se le-
vegraverent en sursaut ramassegraverent leur tricotage ou
leur journal et srsquoen furent drsquoun pas rapide en appe-
lant leur progeacuteniture Mais les enfants srsquoat-
troupegraverent autour de lui il en vint de partout Puis
arrivegraverent des nourrices puis un petit garccedilon pacirc-
tissier Gualtero sentait lrsquointeacuterecirct srsquoeacuteveiller cher-
chait des mots lumineux ne les trouvait quelque-
fois qursquoen anglais et les disait tout de mecircme Son
auditoire grandit manifesta son plaisir lrsquoencou-
ragea Gualtero srsquoexaltait laquo Tous ces precirctres
criait-il sont des trompeurs ou des naiumlfs la vraie
morale est humaine largement humaine humaine
seulement elle est toute de renoncement drsquoindif-
feacuterence il faut mes amis que je vous enseigne
cette indiffeacuterence ce meacutepris qui convient aux
acircmes supeacuterieureshellip raquo Dans ce moment deux gar-
diens en uniforme vert surgirent derriegravere la foule
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 30 ndash
qui srsquoeacutecarta et ils appreacutehendegraverent le philosophe le
contraignirent de descendre du haut de sa chaise
et de les suivre Ils partirent tous trois vers la Ro-
tonde ougrave le public les accompagna feacutebrilement
comme srsquoil allait assister agrave quelque beau drame
Avant que la porte du bureau des gardes se fucirct re-
fermeacutee sur le prisonnier lrsquoapprenti-pacirctissier lrsquoapos-
tropha laquo Eh va donc vieux sadique raquo et srsquoen al-
la sifflant sur une clef Lrsquoattroupement se dispersa
Gualtero devant quatre hommes peu bienveillants
dut deacutecliner ses noms acircge profession montrer ses
papiers qui par chance se trouvaient ecirctre en regravegle
Le chef eacuteleva la voix
mdash Que faisiez-vous sur cette chaise
mdash Jrsquoenseignais la parole de mon Maicirctre
mdash Quel maicirctre
mdash Le divin Eacutepictegravete
Le brigadier se tourna vers ses trois subordonneacutes
et prononccedila gravement
mdash Crsquoest un fou
mdash Le contraire drsquoun fou voulez-vous dire ripos-
ta Gualtero avec son assurance ordinaire je suis
un sage
Lrsquohomme continua
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 31 ndash
mdash Eacutevitons de le contrarier inscrivez son nom et
son adresse Nous nous informerons En attendant
laissez-le courir il nrsquoa pas lrsquoair meacutechant
La porte se rouvrit et Gualtero srsquoen alla Mais le
lendemain le patron du cafeacute le consideacuterant drsquoune
indeacutefinissable maniegravere lui dit laquo Mon cher ami il y
a cinq ans que vous ecirctes chez moi mes clients
vous connaissent trop et il faut pour leur plaire
que je renouvelle mon personnel drsquoartistes Je suis
facirccheacute drsquoecirctre obligeacute de me priver de vos services
Vous pourrez quitter ma maison agrave la fin de la se-
maine raquo
Gualtero sentit monter dans toute son exigueuml
personne une eacutenorme colegravere Il regarda fixement le
patron pendant une seconde ou deux comme srsquoil
allait se passer quelque chose de terrible Puis il lui
sembla entendre une petite voix grecircle qui criait
dans son cerveau laquo Heacute philosophe philo-
sophe raquo Il deacutetourna les yeux aperccedilut par la fe-
necirctre un cheval de fiacre boiteux qui traicircnait sa
voiture pleine et chargeacutee de malleshellip Alors il rele-
va la tecircte et dit simplement laquo Crsquoest bien je mrsquoen
irai raquo
Apregraves ce fut le commencement de la misegravere Il
coupa sa chevelure reacuteunit ses eacuteconomies acheta
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 32 ndash
des marchandises et se fit colporteur Il alla de
boutique en boutique offrant ce qursquoil avait dans
son carton des feux de bengale des cartes pos-
tales illustreacutees du papier drsquoArmeacutenie et des petites
vues de Paris serties dans des manches de plumes
Toujours il emportait ses livres qui bourraient
deacutemesureacutement les poches de ses vecirctements Il les
montrait agrave ses rares acheteurs comme la preuve
tangible de son savoir et aux meilleurs clients il
exhibait sa natte enrouleacutee dans un papier de soie
Il sollicita la protection drsquoun seigneur portugais at-
tacheacute agrave la Leacutegation obtint de lui des lettres
drsquointroduction aupregraves de philanthropes entra chez
ceux-ci par lrsquoescalier de service et la cuisine le dos
humble lrsquoacircme fiegravere Il connut la fureur des con-
cierges et les bonnes paroles des grands Il connut
les jours ougrave lrsquoon ne mange pas et les jours ougrave
tombe la neige fondue et les jours deacutesoleacutes du prin-
temps et les jours ougrave lrsquoon se courbe doucement
vers la terre Il lui fallut quitter sa chambre dont il
ne soldait plus le loyer On lui indiqua aux Bati-
gnolles le taudis agrave dix francs par mois drsquoun men-
diant qui venait de mourir Il y transporta ses pa-
piers et ses hardes Comme son petit meacutetier absor-
bait ses journeacutees il consacra ses nuits agrave lrsquoeacutetude et
agrave la meacuteditation Ainsi bien que son corps
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 33 ndash
srsquoaffaiblicirct srsquoeacutetiolacirct son esprit demeurait toujours
tregraves haut tregraves pur eacuteloigneacute de toute faiblesse Il lut
dans un journal le discours drsquoun deacuteputeacute socialiste
et srsquoenflamma pour cet homme aux paroles geacuteneacute-
reuses Il acheta sa photographie en fit faire une
reacuteduction et la monta en eacutepingle de cravate Puis il
se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre
son preacutesent Crsquoeacutetait dans une fort belle maison au
second eacutetage Il gravit lrsquoescalier de service agrave son
habitude sonna expliqua le but de sa visite Mais
un important valet tenta de lrsquoeacuteconduire Le philo-
sophe discuta plaida srsquoindigna avec veacuteheacutemence
srsquoadressant agrave la cuisiniegravere qui semblait presque ga-
gneacutee agrave sa cause Au bruit le maicirctre parut vit
lrsquohomme leva les bras laquo Est-ce que je reccedilois les
mendiants maintenant Mettez-moi ce gaillard agrave
la porte raquo Gualtero srsquoen alla et jeta son eacutepingle
dans un eacutegoucirct
Une autre anneacutee il se mecircla aux eacutetudiants freacute-
quenta leurs cafeacutes obtint des commandes de por-
traits photographiques monteacutes en broches ou en
eacutepingles selon qursquoils eacutetaient destineacutes aux jeunes
gens ou agrave leurs amies prit part agrave leurs discussions
litteacuteraires Quelquefois aux heures tardives on
lrsquoobligeait agrave monter sur la table et agrave prononcer un
discours Il srsquoexeacutecutait avec ravissement parlait
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 34 ndash
jusqursquoagrave en perdre la voix au milieu drsquoune tempecircte
de rires et srsquoen retournait aux Batignolles la cer-
velle traverseacutee par des aphorismes qui srsquoentre-
croisaient comme des eacuteclairs dans la nuit
Ce fut ainsi qursquoune fois au cafeacute il rencontra le
Prince
Le Prince lui offrit une consommation et lui dit
laquo Mon cher philosophe comme tu le vois aiseacutement
agrave lrsquoair distingueacute de ma figure je suis le Prince
M Eugegravene Sueuml mrsquoa oublieacute sur la banquette de ce
cafeacute il y a eacutenormeacutement drsquoanneacutees et je devine agrave
consideacuterer ta personne fantastique que quelque
autre eacutecrivain de grand talent nous destine agrave de
nouveaux travaux Tu as donc raison drsquoecirctre entreacute
ici puisque cela te vaut de me rencontrer Dis-moi
ton histoire en peu de mots car il se fait tard ou
tocirct (Souviens-toi du joli mot de Musset laquo Midi
est-ce tard minuit est-ce de bonne heure Ougrave
prends-tu la journeacutee raquo) En attendant que je fasse
pour toi le neacutecessaire accepte ce billet de banque
et entame ton reacutecit raquo
Gualtero vit bien qursquoil avait agrave faire agrave un homme
peu ordinaire Il srsquoassit comme on lrsquoy invitait et
conta en termes excellents ce que nous venons
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 35 ndash
drsquoeacutecrire Lorsqursquoil eut termineacute le Prince reprit la
parole
mdash Ami dit-il ton histoire est bonne et pleine de
petits enseignements utiles Jrsquoy ai appris que Lis-
bonne est au bord du Tage que les gitanes qursquoon y
rencontre sont espagnoles que les Anglais vous
autorisent agrave parler en public et que cela est deacutefen-
du dans le Parc Monceau Mais ce qui mrsquoa paru
moins eacutevident crsquoest la raison pour laquelle tu te
deacutevoues agrave la philosophie drsquoEacutepictegravete
mdash Crsquoest parce qursquoelle est claire reacutepliqua Gualte-
ro elle est sage elle nrsquooffense personne et permet
agrave lrsquohomme de supporter son destin quoi qursquoil ar-
rive
mdash Sans doute ajouta le Prince sans doute et
crsquoest bien quelque chose Mais pourquoi vouloir
absolument reacutepandre cette doctrine
mdash Le meacutedecin dit Gualtero ne donne-t-il pas le
fruit de ses travaux lrsquoartiste son art le bon riche
(comme vous mon Prince) ses richesses
Le Prince reacutefleacutechit de nouveau longuement
mdash Si jrsquoai bonne meacutemoire continua-t-il enfin
Eacutepictegravete lui-mecircme enseignait ceci Ne te dis pas
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
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en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
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Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
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tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
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lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
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qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
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wwwnoslivresnet
ndash 36 ndash
philosophe parle rarement de tes maximes devant
le vulgaire contente-toi de les mettre en pratique
mdash Cela est vrai ocirc Prince excellent fit Gualtero
avec enthousiasme et si jrsquoai eacuteteacute puni dans cer-
taines de mes aventures crsquoest encore pour nrsquoavoir
pas suivi mon Maicirctre aussi exactement qursquoil
lrsquoaurait fallu
mdash Ne serait-ce pas que tu lrsquoas mal compris
mdash Impossible reacutepliqua Gualtero hors de lui car
enfin si crsquoeacutetait le cas ma vie entiegravere reposerait sur
une erreur et il ne me resterait plus qursquoagrave mourir
mdash Ou agrave retourner en arriegravere conclut le Prince
mdash Retourner ougrave et comment
mdash Retourner agrave Calcutta par le bateau agrave vapeur
Ceci dit il se leva paya les nombreux eacutecots
qursquoon lui laissait en geacuteneacuteral pour compte et prit le
philosophe par le bras Ils sortirent sur le boule-
vard Le jour naissait Seuls dans le grand apaise-
ment citadin quelques chats fouillaient de leurs
pattes rageuses les boicirctes agrave ordures
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 37 ndash
Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero
eut lieu tout drsquoabord de srsquoen feacuteliciter En effet son
nouvel ami avait agrave peine entrebacircilleacute la porte du reacute-
duit qursquohabitait le philosophe ndash autre tonneau de
Diogegravene mais ougrave la laquo lampe pigeon raquo remplaccedilait le
soleil ndash qursquoil srsquoindigna en une langue veacuteheacutemente
accabla non sans quelque raison les exploiteurs
de tels immeubles et voulut deacuteloger le bonhomme
sur-le-champ Ils partirent tous deux agrave la recherche
drsquoun ermitage Mais le Prince en authentique heacute-
ros de roman crut qursquoil suffirait de produire sa
carte de visite et une bourse respectable pour ecirctre
bien accueilli partout Il comptait sans la reacutealiteacute et
sans les concierges Ceux-ci se montraient parfois
polis toujours laconiques mais intraitables degraves
qursquoils apercevaient derriegravere le dos du monsieur le
mince manteau de Gualtero tout enfleacute de pape-
rasses Le philosophe ne pouvait plus preacutetendre
comme lors de son arriveacutee en France agrave un exteacute-
rieur bourgeois son chapeau (qursquoun eacutetudiant lui
avait donneacute) son manteau (dont lrsquoodysseacutee serait
trop longue agrave rapporter ici) ses chaussures (qui
avaient eacuteteacute mesureacutees jadis sur le pied du negravegre
Boum-Dieacute et malheureusement cela se voyait)
toute cette deacutefroque si caracteacuteristique et comme
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 38 ndash
naturelle sur la personne drsquoun stoiumlcien ne srsquoap-
pareillait deacutecideacutement dans lrsquooptique drsquoun con-
cierge qursquoagrave un corps de mendiant
En fin de cause il fallut srsquoadresser agrave une socieacuteteacute
philanthropique qui indiqua une maison agrave loyers
reacuteduits Gualtero y obtint pour un prix modique
une chambre et une cuisine Le Prince acheta le
mobilier neacutecessaire et le sage y emmeacutenagea tous
ses documents ainsi que la laquo lampe pigeon raquo
jusqursquoalors le seul article de son meacutenage Ensuite
cet envoyeacute de la Providence lui reconnut une pe-
tite allocation mensuelle et il disparut sans laisser
de trace dans les laquo Mystegraveres raquo de la Capitale
Ce nouvel eacutetat de choses dura plusieurs anneacutees
Nous pourrions nrsquoen rien dire et laisser croire que
laquo le bonheur nrsquoa pas drsquohistoire raquo maxime notoire-
ment fausse comme lrsquoon sait Mais il ne srsquoagit pas
ici de bonheur il srsquoagit de philosophie et il ne
vaudrait pas la peine drsquoecirctre philosophe si crsquoeacutetait
tout uniment pour aboutir au parfait contentement
Donc notre rentier veacutecut avec seacutereacuteniteacute pendant
un certain temps relisant sans cesse ses auteurs
favoris notant toujours ses petites penseacutees et
promenant son deacutesœuvrement par les rues de la
ville Dans sa maison crsquoeacutetait un homme envieacute
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 39 ndash
Dans son quartier on lrsquoappelait laquo Monsieur Gualte-
ro raquo agrave cause de ses vecirctements neufs et de ses sou-
liers ameacutericains Mais il demeurait peu sensible agrave
ces deacutetails Eacutepictegravete nrsquoa-t-il pas dit laquo Si jamais il
trsquoarrive de te preacuteoccuper des choses exteacuterieures et
de vouloir plaire au monde sache que crsquoen est fait
de ton plan de vie raquo De plus nobles soins lrsquooc-
cupaient de nouvelles disciplines le hantegraverent
Cet autre enseignement du maicirctre laquo Aime agrave gar-
der le silence raquo fit qursquoil se priva pendant un mois
plein de lrsquousage de sa langue Il srsquoexprima par
gestes et deacutecouvrit que la plupart du temps cela
eacutetait suffisant Au deacutebut de cette egravere de prospeacuteriteacute
il srsquoamusait parfois agrave se confectionner de petits re-
pas savoureux Puis srsquoapercevant qursquoil srsquoeacuteloignait
singuliegraverement de son systegraveme de morale il srsquoin-
fligea en guise de punition des diegravetes prolongeacutees
La lecture des gazettes restait une grosse affaire et
il y puisait drsquoinnombrables raisons de se reacutecreacuteer
avec indiffeacuterence Pourtant si quelque feuilleton
eacuteveillait sa curiositeacute de trop intense faccedilon pendant
un jour ou deux il corrigeait ce mouvement de fai-
blesse en changeant de journal Enfin il srsquoennuya
Il ne progressait plus Il regretta drsquoobscures
choses Ces temps drsquoautrefois avaient eu leur sa-
veur Il se contraignit agrave de fastidieuses paresses le
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 40 ndash
matin dans son lit Puis pour ressusciter des sou-
venirs chers agrave son cœur il reprit un jour son car-
ton de colporteur et srsquoen alla rapidement en co-
gnant les passants comme un homme chargeacute
drsquoaffaires urgentes Cette promenade lui procura
une telle volupteacute qursquoil la recommenccedila tous les ma-
tins filant degraves lrsquoaube sa boicircte vide sous le bras
Mecircme il endossa pour ces expeacuteditions son vieux
manteau troueacute et goucircta de ce fait un plaisir plus
aigu Il srsquoassignait un but chimeacuterique allait jusqursquoagrave
telle rue jusqursquoagrave telle maison Il se retrouvait tout
entier et il lui parut qursquoil avait chasseacute de son esprit
un fantocircme mauvais Pour compleacuteter son illusion
il retourna chez ses anciens fournisseurs se procu-
ra des cartes postales du papier drsquoArmeacutenie des
savons des feux de bengale et il les rangea dans sa
boicircte Mais cela nrsquoeacutetait pas assez et il se deacutecida en-
fin au sacrifice total Les trois anneacutees passeacutees
avaient eacuteteacute lourdes agrave son cœur il les allait rache-
ter Lrsquoeacutetat de philosophe pour ecirctre pratiqueacute sincegrave-
rement comporte quelque souffrance Alors Gual-
tero remit ses pauvres habits et il suspendit les
neufs aux clous de la porte Il bourra de ses livres
et de ses documents la poche de son manteau il
prit sous lrsquoun de ses bras son carton sous lrsquoautre
sa lampe et tel il eacutetait venu tel il srsquoen alla vers
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 41 ndash
lrsquoancien taudis de misegravere Mais son acircme eacutetait deacute-
bordante drsquoune joie bien haute encore qursquoun peu
amegravere
Drsquoautres anneacutees vinrent srsquoajouter agrave la somme
des anneacutees et drsquoautres dents ndash les derniegraveres ndash lui
tombegraverent de la bouche
Le philosophe vieilli continuait agrave sourire au des-
tin ce qui est une bonne chose agrave faire quand le
destin ne vous sourit pas de lui-mecircme Il vivotait
de son petit commerce meacuteditait recircvait et ne se
plaignait que rarement de ses rhumatismes articu-
laires Pourtant il caressait un projet celui de bien
des cœurs useacutes revoir lrsquohorizon familier de son
enfance Le conseil du Prince laquo Retourne agrave Cal-
cutta raquo lui revenait souvent en meacutemoire et il srsquoy
attardait avec quelque complaisance Riche main-
tenant de sa pauvreteacute reconquise nrsquoavait-il pas
droit agrave cette compensation Il serait doux de finir
sa vie lagrave-bas de gueacuterir agrave la flamme du bon soleil
son corps tordu de retrouver un ami un parent
drsquoecirctre un utile exemple agrave tous les ambitieux Sur-
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
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conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
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Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
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pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
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sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
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tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
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Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
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lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
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qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
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wwwnoslivresnet
ndash 42 ndash
tout il y aurait une joie acircpre agrave proclamer les bien-
faits que procurent une doctrine une discipline et
une ferme volonteacute savoir une vie honnecircte et deacute-
pouilleacutee assise sur une regravegle immuable comme sur
un socle de marbre une conscience transparente
et enfin la meacutesestime des reacutealiteacutes vulgaires
Gualtero se mit donc agrave la recherche du Prince le
retrouva dans un cafeacute obtint sans peine la somme
neacutecessaire agrave lrsquoachat drsquoun billet Il noua soigneuse-
ment tous ses documents avec des ficelles les em-
paqueta dans son carton et quitta Paris un matin
sans plus attarder sa penseacutee agrave tout ce qui avait eacuteteacute
sa vie pendant plus de vingt anneacutees tant il est vrai
qursquoun sage porte en lui sa patrie et ses consola-
tions
Il joignit un navire agrave Marseille srsquoinstalla dans sa
place accoutumeacutee de lrsquoentrepont et reprit la route
parfumeacutee de lrsquoOrient
Il revit Calcutta la maison de son pegravere et les
hauts arbres tout pleins de cris Mais son pegravere eacutetait
mort et on avait enterreacute son corps dans le cime-
tiegravere chreacutetien Sa megravere eacutetait morte aussi et son ca-
davre avait eacuteteacute pieusement brucircleacute sur les rives du
fleuve saint Quant agrave ses fregraveres il ne srsquoen enquit
point puisque jadis ils lrsquoavaient banni de leur
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 43 ndash
cœur Alors le philosophe-errant deacutepouilla ses vecirc-
tements europeacuteens ceignit la simple dhouti et jeta
sur ses eacutepaules une tunique de calicot Avec sa be-
sace et sa seacutebille il devint semblable agrave nrsquoimporte
quel bickous1 et comme ceux-ci pegravelerin de si-
lence et drsquohumiliteacute voyagea de village en village
acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple en-
seignant quand lrsquooccasion srsquoen preacutesentait mais le
plus souvent voueacute aux lourdes solitudes de son
esprit
Crsquoest ainsi qursquoen traversant la province de Ca-
chemire il vit un fakir coucheacute sur un lit de clous
dresseacutes la pointe en lrsquoair Gualtero srsquoarrecircta pour le
consideacuterer et lui demanda son nom
mdash Je nrsquoai pas de nom dit le fakir
Gualtero voulut savoir srsquoil souffrait
mdash Je ne me reacutejouis ni ne mrsquoafflige de rien dit le
fakir
Srsquoil eacutetait dans le besoin
mdash Je ne deacutesire aucune chose dit le fakir
Srsquoil eacutetait heureux
1 Moine-mendiant
ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
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en feacutevrier 2017
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conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
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Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
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tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
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Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
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lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
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ndash 44 ndash
mdash Je nrsquoai pas drsquoespeacuterance dit le fakir
Gualtero reacutefleacutechit longtemps avant de reprendre
sa route Elle le mena vers un village agrave lrsquoentreacutee du-
quel se tenait accroupi un vieux bickous qui men-
diait Gualtero srsquoassit aupregraves de lui et pousseacute par
un impeacuterieux besoin de parler fit le reacutecit de toutes
ses aventures depuis son deacutepart des Indes au
temps de la jeunesse jusqursquoagrave la rencontre du fakir
Le bickous eacutecouta sans interrompre avec cette pa-
tience des vieillards dont le temps nrsquoest plus guegravere
preacutecieux Et le soleil eacutetait deacutejagrave bas sur lrsquohorizon
lorsque le philosophe se tut enfin nrsquoayant plus rien
agrave dire Alors le vieux sortit preacutecautionneusement
du sac de toile qui pendait agrave sa ceinture une rou-
pie
mdash Ta vie dit-il ressemble agrave cette roupie elle a
deux faces Lrsquoune drsquoelles repreacutesente lrsquoideacuteal de ton
esprit lrsquoautre les reacutealiteacutes quotidiennes Or ce qui
est drsquoun cocircteacute ne se trouve pas de lrsquoautre et il en
est ainsi de nos existences agrave tous elles ont un en-
vers et un endroit Toi tu nrsquoas regardeacute que lrsquoune
des deux faces et tu as oublieacute lrsquoautre
mdash Eh bien fit Gualtero ai-je donc eu tort ou rai-
son et ma morale nrsquoest-elle pas supeacuterieure agrave
toutes les morales
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 45 ndash
mdash Ocirc mon ami continua le bickous ne crois-tu
pas que toutes les morales se valent et que la pen-
seacutee des hommes escalade agrave lrsquoinfini les mecircmes
recircves les mecircmes sommets
mdash Mais ougrave cela megravene-t-il en fin de compte de-
manda encore Gualtero
mdash Rien ne megravene jamais nulle part conclut le
vieillard mecircme pas agrave se connaicirctre soi-mecircme
mdash Tout nrsquoest donc que mensonges
mdash Tout nrsquoest qursquoillusion
Alors le philosophe se souvint de cette parole
drsquoEacutepictegravete laquo Tu nrsquoes qursquoune pauvre
acircme qui porte un cadavre raquo
Il saisit son bacircton se leva
et srsquoeacuteloigna sur la
poussiegravere du
chemin
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 46 ndash
LA PAUTON
CHAPITRE PREMIER
DrsquoUNE VIEILLE NAINE
ET DrsquoUNE JEUNE BEAUTEacute
La chaleur pegravese sur les herbes la plaine le vil-
lage en nappes accablantes La terre est segraveche
comme un gosier drsquoivrogne et lagrave-bas au fond de la
valleacutee la Meurthe donne soif agrave ceux qui la regar-
dent
Une femme sur le seuil de sa porte crie laquo Jo-
seacutephine La soupehellip raquo drsquoune voix aigueuml qui perce
lrsquoair immobile Les hommes un agrave un entrent au
hameau ils portent sur lrsquoeacutepaule une pioche ou une
becircche au bout desquelles humble tropheacutee pend
leur blouse Ils marchent respectueux des preacutes en
fleurs par le chemin qui rampe au long des murs
de vigne et deacutejagrave ils se reacutejouissent de trouver leurs
ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
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en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
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qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
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ndash 47 ndash
maisons fraicircches et pleines de teacutenegravebres comme des
celliers
Le cureacute passe agrave pas prudents de myope tenant
son breacuteviaire tout pregraves de ses yeux Sa soutane
soulegraveve de minuscules nuages de poussiegravere qui re-
tombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et
sur celles des orties
Puis agrave lrsquoombre du lavoir quelque chose remue
circonspect attentif et entre dans le soleil pour se
chauffer comme le font sous des pierres de pe-
tites becirctes affreuses et craintives
Crsquoest une naine Une de ces creacuteatures sordides et
lamentables que lrsquoon rencontre aux abords des vil-
lages et qui vivent sur les routes ou agrave lrsquoabri des
haies dans lrsquoinquieacutetude des enfants meacutechants Elle
est vieille La tecircte eacutenorme semble aussi grosse que
le corps la face aplatie est coupeacutee par la bouche
qui srsquoouvre en gueule de four le corps fluet
comme celui drsquoune gamine de huit ans porte la
charge drsquoun ventre devenu monstrueux sous la
pousseacutee drsquoune hernie Mais rien nrsquoest plus trou-
blant que ses bras ses jambes ses pieds agrave cause
de leurs proportions exactes et reacuteduites
Elle se nomme Marie et Hurteau du nom de son
pegravere (qui fut le pegravere Christophe ivrogne ceacutelegravebre
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 48 ndash
par toute la contreacutee de Champigneules agrave Malzeacute-
ville et jusqursquoagrave Liverdun) Mais drsquohabitude on
lrsquoappelle laquo la pauton raquo
Elle fait le tour du bassin et srsquoassied dans lrsquoher-
be pregraves drsquoune mince rigole Elle attend Elle re-
doute qursquoil survienne quelqursquoun elle eacutepie et
tourne de droite et de gauche sa tecircte pesante
grumeleuse comme une eacutecorce de citrouille Puis
elle tire de sa poche son couteau un morceau de
pain une gousse drsquoail et se met agrave manger Elle
macircche lentement avec une joie de becircte entiegravere et
sensuelle Parfois elle se penche vers lrsquoeau et en
boit une gorgeacutee dans le creux de sa main Parmi
les boutons drsquoor sa robe fait une tache bleue
Elle ouvre son livre de priegraveres Son doigt suit
sur les pages grasses les mots qursquoelle ne com-
prend pas elle les sait pleins drsquoamour et gros de
menaces ils eacutevoquent un paradis fastueux pareil
agrave une auberge toujours pourvue et un enfer ougrave lrsquoon
brucircle eacuteternellement sans parvenir agrave se consumer
jamais Elle marmonne laquo Marie Megravere de Dieu
priez pour nous raquo Sa voix est grave comme celle
drsquoun homme Elle parle haut eacutetant sourde
Des paysans passent qui retournent aux champs
apregraves la sieste Quelques-uns apercevant la vieille
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 49 ndash
lui crient bonjour Un gamin lui jette une pomme
verte Elle riposte par un juron et continue de dire
son chapelet
Elle niche dans le haut du village avec son fregravere
Charles le forgeron Mais crsquoest un mauvais forge-
ron un forgeron sans clientegravele car il est toujours agrave
la pecircche Il se soucie de sa sœur comme drsquoun gou-
jon manqueacute ne srsquoinquiegravete pas de savoir si elle a
faim ou soif pourvu qursquoil ait la panse pleine lui et
des sous pour faire ribotte La Ceacuteline une femelle
chauve et qui fume le cigare lui tient lieu de ser-
vante et drsquoeacutepouse Elle hait Marie Elle tape sur la
naine et pendant des jours entiers la prive de
nourriture la jette dehors la nuit parce qursquoelle
pue ferme aux eacutepoques de grande chaleur Alors la
pauton va se cacher dans les granges Elle deacuterobe
du pain lrsquoarrose comme elle peut ou le trempe
dans les eaux grasses des voisins
Souvent elle entre agrave lrsquoeacuteglise Elle y reste pendant
des heures le cerveau vide les yeux fixeacutes sur la
lampe qui brucircle eacuteternellement les doigts joints
sous la bosse de son ventre Drsquoun mouvement reacute-
gulier elle balance son cracircne comme font les becirctes
en cage Elle est demoiselle de la Congreacutegation
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 50 ndash
Mais elle preacutefegravere le gros soleil agrave lrsquoombre sonore
de la maison de Dieu Elle aime agrave srsquoasseoir au bas
des murs sur les chemins agrave tendre vers la chaleur
la peau froide de ses mains Alors la douceur de la
vie coule en ondes tiegravedes dans ses veines Des leacute-
zards la regardent une meacutesange vient picorer les
grains drsquoavoine du crottin Il fait chaud et les en-
fants ne sortent pas
Aujourdrsquohui la naine est joyeuse parce que Su-
zon va venir au village chez son fregravere Jules et
Marie pendant plusieurs jours sera inviteacutee Elle
pourra manger tant qursquoelle aura faim boire tant
qursquoelle aura soif et de belles piegraveces blanches se
serreront bientocirct les unes contres les autres au
fond de son porte-monnaie Et plus tard en hiver
ce sera bon drsquoacheter chez Madame Hinzelin la
femme du facteur des rondelles de saucisse et du
fromage de cochon Crsquoest que Suzon est riche aus-
si riche que Monsieur le Maire plus riche peut-
ecirctre Monsieur Hinzelin le dit bien souvent Elle
envoie des sous agrave son fregravere des robes agrave la grosse
Catherine des souliers pour les enfants Il y a deux
ans elle leur a payeacute une vache Tout le pays srsquoest
rassembleacute pour voir la becircte qui avait des rubans
aux cornes et srsquoappelait Philippine
ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
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conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
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drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
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tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
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Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
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lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
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ndash 51 ndash
Suzon ne vient jamais en hiver ni au printemps
Crsquoest alors qursquoelle travaille agrave Paris pour gagner sa
vie Mais souvent lrsquoeacuteteacute la ramegravene par des journeacutees
comme celle-ci Le Jules va agrave la gare avec sa car-
riole et on les voit revenir de loin quand ils sont
encore en bas de la cocircte Suzon dans sa robe
claire Monsieur Paul ou le Commandant ou Mon-
sieur le Baron ccedila deacutepend des anneacutees et puis le
Jules qui marche devant agrave cocircteacute de sa jument
La naine eacutepie la route qui file jusqursquoagrave la ville
entre ses deux rangeacutees de pommiers
Lrsquoapregraves-midi bourdonne Des filles srsquoen vont par
les champs portant des paniers drsquoougrave sortent les
goulots des bouteilles Et toujours lrsquoune ou lrsquoautre
lui crie quelque sottise laquo Eh Pauton crsquoest-y ton
amoureux que tu guettes agrave crsquotrsquoheure raquo Ou bien
laquo Te vrsquolagrave faite comme une reine aujourdrsquohui crsquoest-
y pour le Commandant raquo Ou bien laquo Meacutefie-toi de
la Ceacuteline qursquoelle trsquoenferme pas chez vous pour les
quatre heures raquo Et cette grande hardie de Nanette
apregraves avoir dit des mots que la vieille ne comprend
pas trousse sa jupe et montre son derriegravere
Et puis crsquoest lrsquoheure du Hinzelin qui va porter le
journal au cafeacute lrsquoheure de Monsieur le Cureacute pour
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 52 ndash
le cateacutechisme lrsquoheure des clocheshellip laquo Marie
pleine de gracircces priez pour nous raquo
laquo La voilagrave raquo
La pauton pousse un grognement se legraveve la
face fendue par un sourire Elle nrsquoa pas vu la voi-
ture qui montait et que voici maintenant au pre-
mier deacutetour toute criante sur ses deux roues toute
cahotante toute chargeacutee avec Suzon sous un pa-
rasol et Monsieur Paul celui de lrsquoanneacutee derniegravere
celui qui aime agrave rirehellip
On hisse la naine sur une malle On traverse tout
le village On srsquoarrecircte devant la maison du Jules
On entre
La grosse Catherine a deacutejagrave tout preacutepareacute la
miche de pain le fromage les verres la bouteille
Mais drsquoabord on srsquoembrasse largement et Mon-
sieur Paul tend sa main fine que chacun serre dis-
cregravetement apregraves srsquoecirctre essuyeacute les pattes au tablier
ou au pantalon
Spacieuse et bonne salle pleine de richesses
avec ses casseroles drsquoor rouge son fourneau ougrave
mijote une viande sa pendule au ventre sonore et
son peacutetrin luisant Au fond lrsquoescalier qui grimpe agrave
lrsquoeacutetage et lagrave agrave cocircteacute la chambre du meacutenage la
chambre des parents des grands-parents la vieille
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 53 ndash
chambre ougrave rien ne change jamais toute parfumeacutee
des odeurs de cuisine
Tous ils trinquent et boivent leur verre de vin
blanc drsquoun seul trait Ils se regardent et sourient et
ne disent pas grandrsquochose Crsquoest plus tard qursquoon
parle Mais drsquoabord on se tait On bourre sa pipe
On roule des cigarettes
Suzon se retrouve se rappelle les vieux temps
quand elle eacutetait petite fille Et debout sur le seuil
elle inspecte la cour bien ordonneacutee avec son tas de
fumier dans un coin la charrette qui pointe ses
bras maigres vers le ciel dans un autre la croupe
blanche de la vache Philippine qursquoon voit par la
porte ouverte de lrsquoeacutetable
Dans un angle de la salle ougrave lrsquoombre est plus
eacutepaisse la pauton tient des deux mains son verre
plein le sirote lentement gravement avec eacutecono-
mie et contemple Suzon qui toute eacutetincelante et
blanche dans le cadre de lumiegravere ressemble agrave une
Sainte Vierge familiegravere et magnifique
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 54 ndash
CHAPITRE SECOND
DE SAINT GAUZELIN
TRENTE-DEUXIEgraveME EacuteVEcircQUE DE TOUL DrsquoUN FAUX MEacuteNAGE ET DE LA PAUTON
Les mouchoirs ayant eacuteteacute agiteacutes une derniegravere fois
Paul ferme la fenecirctre du compartiment Il deacutepose
les valises dans le filet srsquoassied pregraves de Suzon et
maintenant ils regardent tous deux la naine assise
en face drsquoeux et ils ne savent plus srsquoil faut rire ou
se lamenter Car ils lrsquoemmegravenent Tout agrave lrsquoheure
apregraves le deacutejeuner Suzon a demandeacute
mdash Veux-tu venir avec nous agrave Paris
Et Marie srsquoeacutetait fait crier deux fois la chose dans
lrsquooreille Mais elle nrsquoavait pas heacutesiteacute Elle eacutetait ren-
treacutee chez elle et revenait dix minutes plus tard
avec un carton qui contenait son livre de priegraveres
un deacute un bonnet tricoteacute et une paire de ciseaux
Donc ils emmegravenent Mariehellip et ils ignorent tou-
jours srsquoil faut rire ou se lamenter et Paul com-
mence agrave trouver que la farce fut pousseacutee bien loin
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 55 ndash
Mais peuvent-ils savoir jeunes gens leacutegers
qursquoun tel eacutevegravenement deacutepasse leur volonteacute et qursquoils
nrsquoy sont pour rien Crsquoest qursquoils ne pensaient ni lrsquoun
ni lrsquoautre agrave saint Gauzelin trente-deuxiegraveme eacutevecircque
de Toul issu de lrsquoillustre famille des Capet et fils
naturel de Hugues Or Gauzelin lrsquoun des plus sa-
vants hommes de son temps apregraves avoir fait rebacirc-
tir agrave ses frais lrsquoAbbaye de Fleury deacutetruite par un
incendie apregraves avoir introduit dans le couvent de
Saint-Epvre lrsquoexacte observance de la regravegle de
saint Benoicirct avait fondeacute un monastegravere pour les
femmes dans le village mecircme ougrave Marie eacutetait neacutee
Et bien que cette entreprise remontacirct jusqursquoagrave lrsquoan
950 le grand eacutevecircque et confesseur double majeur
continuait de srsquointeacuteresser du haut du Paradis agrave
lrsquohumble paroisse lorraine et plus particuliegraverement
aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent
plus aujourdrsquohui lrsquoasile eacuteleveacute par ses soins (Car en
effet il nrsquoen reste que des pans de muraille deacutela-
breacutes visibles encore derriegravere la maison du facteur
et crsquoest lagrave qursquoil met ses poules pendant la tourneacutee
de quatre heures) Donc saint Gauzelin veillait de-
puis longtemps sur Marie faisant chaudes les nuits
qursquoelle passait dehors et apitoyant le cœur des voi-
sines afin que la simple fille ne manquacirct jamais de
pain Mais cela nrsquoeacutetait point assez et le saint
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 56 ndash
eacutevecircque en sa bonteacute lui reacuteservait une vieillesse
toute douillette et largement reacuteparatrice
Voilagrave donc pourquoi malgreacute qursquoils en eussent
Suzon et Paul riaient dans le coupeacute Et la pauton
tourmenteacutee par une derniegravere inquieacutetude de-
mande
mdash Viendra-t-elle aussi
mdash Qui donc
mdash La Ceacuteline
mdash Mais non sois tranquille
mdash Ah crsquoest quehellip elle mrsquoappelait des noms fai-
neacuteante tortue taupe fumier
Et sa rancune eacutetant tenace elle montre le poing
vers la fenecirctre
Le soir tombeacute ils vont dicircner dans le wagon-
restaurant en recommandant agrave la naine de ne pas
bouger puis ils lui rapportent une aile de poulet et
un verre de vin Elle mange avec appeacutetit laquo de la
bonne viande de riches raquo dit-elle Agrave la nuit close le
train arrive agrave Paris et chez Suzon agrave Neuilly les
rires recommencent gagnent les domestiques qui
se tordent en battant des mains On installe Marie
lagrave haut dans une chambre vide
Degraves le lendemain elle prend ses habitudes
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 57 ndash
Rien ne lrsquoeacutetonne Le grand salon est beau cepen-
dant Elle y remarque un coussin sur le sol qui se-
ra commode pour srsquoagenouiller et dire ses priegraveres
La salle agrave manger aux boiseries sombres lui rap-
pelle lrsquoeacuteglise et la desserte avec ses flambeaux
drsquoargent une maniegravere drsquoautel elle srsquoincline en
passant devant La cuisine devient son royaume
Mlle Augustine la fait rire aux larmes Mlle Olympe
lui permet de goucircter aux sauces et M Joseph lui
donne agrave boire pour srsquoamuser Le matin elle prend
du cafeacute au lait elle deacutejeune avec Suzon Lrsquoapregraves-
midi se passe agrave prier agrave tricoter agrave recommencer
son chapelet deux ou trois fois lentement tran-
quillement avec un ronronnement de chat qursquoon
caresse Suzon srsquoaffaire se divertit Elle coupe des
robes achegravete du linge des chaussures des tabliers
pour sa vieille amie Et drsquoautres jeunes femmes ja-
louses de ce nouveau jouet apportent elles aussi
leur part de chariteacute un chapeau une pegravelerine des
rubans et lrsquoune offre un corset tout semeacute de pe-
tites roses La pauton met ses lunettes accepte les
objets les tourne les retourne eacutevalue les tissus
laquo de la belle soie bien eacutepaisse comme la chasuble
de Monsieur le Cureacute raquo Elle va cacher tout cela
chez elle sous son lit agrave cause des voleurs
mdash Mais il nrsquoy a pas de voleurs agrave Paris
ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
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en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
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pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
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Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
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ndash 58 ndash
mdash Ah des foishellip si la Ceacuteline venait
Le meilleur moment crsquoest le soir quand arrive
Paul pour dicircner On mange sans hacircte de bonnes
choses qui fument dans des plats drsquoargent on boit
on trinque elle met cinq morceaux de sucre dans
sa tasse de cafeacute Puis ils jouent aux cartes pendant
des heures en fumant des cigarettes Et la naine
reprend son tricot ou son livre de priegraveres en deacutegus-
tant par toutes menues gorgeacutees un verre drsquoaniset-
te Beacuteatitude en son corps Beacuteatitude en son esprit
Paradis magnifique avec toutes ces eacutetoiles lumi-
neuses au plafond ces tapis ces meubles doreacutes
ces petits anges roses et bleus peints sur les
portes ces bonnes Vierges drapeacutees de nuages ces
Saint-Pierre couronneacutes de pampres Paradis Dou-
ceur Anisette Lumiegravere Et ainsi toujours
jusqursquoagrave la morthellip
Dans le silence elle pense agrave ceux de lagrave-bas et
son gros rire gronde tout agrave coup
mdash Paysans Paysans
De fois agrave autre des messieurs et des dames vien-
nent dicircner Alors Joseph met des fleurs dans tous
les vases et mecircme sur la table agrave manger qui res-
semble agrave un jardin Des inconnus apportent des
bouteilles des blocs de glace des fruits Marie
ndash 59 ndash
passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
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passe sa plus belle robe la blanche avec des roses
cousues agrave la jupe Un inviteacute la conduit par le bras
comme une marieacutee Ces nuits-lagrave on boit du vin qui
pique Paul joue du piano on danse et la pauton
tourne comme les autres son verre agrave la main
Les lendemains sont obscurs Vaguement elle se
souvient drsquoavoir ri bu pleureacute
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 60 ndash
CHAPITRE TROISIEgraveME
DE LrsquoARBRE DE SCIENCE ET DrsquoUNE
REacuteSOLUTION PRISE DANS LE PARADIS
Crsquoest alors que naquirent les peacutecheacutes Et ils mucircri-
rent tandis que grandissait lrsquoarbre de science
Ce fut la gourmandise drsquoabord peacutecheacute haiumlssable
mais deacutelicieux petit peacutecheacute giteacute au cœur de toutes
les bonnes choses Et il srsquoy cache secret preacutevu
pourtant et il glisse sur les langues et contre les
palais avec ses mille parfums reacutepandus Il guettait
Marie au fond de toutes les douceurs Il habitait de
sa perfide vie les entremets les sirops les gacircteaux
les sacs de bonbons et mecircme se nichait virginal et
blanc sous le couvercle des sucriers Oh qursquoil
eacutetait bon agrave saisir le peacutecheacute trop rapide qui sans
cesse meurt et renaicirct
La naine ne mange plus ni viandes ni soupes ni
leacutegumes ces fades nourritures de campagnards
Son appeacutetit elle le reacuteserve tout entier pour la fin
des repas lorsqursquoon apporte les chefs drsquoœuvre ex-
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 61 ndash
quis de Mlle Olympe les cregravemes agrave la vanille les
charlottes aux pommes les glaces de toutes cou-
leurs les riz agrave lrsquoimpeacuteratrice les compotes les pe-
tits fours les biscottes les fruits confits Ah
puisse-t-elle mourir sans connaicirctre ces joies lrsquoaf-
freuse Ceacuteline agrave la trogne rouge Et murmurant sa
penseacutee inteacuterieure
mdash Ils nrsquoont pas mecircme de nappe Et des ser-
viettes encore bien moins Et pas seulement des
couteaux ces pauvres-lagrave Ah les saligauds
Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant
qursquoon est agrave table Car il faut srsquoappliquer avec soin
et patience aux choses importantes Crsquoest ainsi
qursquoil en va des repas du sommeil de la priegravere et
parce que ce sont lagrave apregraves tout les devoirs pour
lesquels nous sommes neacutes
Et puis ce fut un autre peacutecheacute encore plus petit
Est-ce mecircme un peacutecheacute que drsquoecirctre curieuse
drsquoeacutecouter aux portes de surprendre les secrets de
lire des lettres Si oui crsquoest donc vraiment que
tous les plaisirs sont deacutefendus Or voilagrave qursquoelle
deacutecouvre par les trous de serrures de troublants
mystegraveres Lorsqursquoune voiture srsquoarrecircte agrave la grille du
jardin Marie qui lrsquoa vue par la fenecirctre se cache
dans lrsquoescalier Puis le visiteur entreacute elle descend
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
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qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 62 ndash
doucement jusqursquoau palier du premier eacutetage Lagrave
elle srsquoapproche de la porte du boudoir Est-ce mal
faire et puisque le trou de serrure se trouve exac-
tement agrave niveau de son œilhellip On sent drsquoabord un
petit courant drsquoair froid et quelquefois cela fait
pleurer Mais on srsquohabitue tout de suite Alors on
eacutecoute Et ce nrsquoest pas toujours facile de com-
prendre surtout quand on est dure drsquooreille Sou-
vent drsquoapregraves les mots qursquoon peut saisir ils sem-
blent facirccheacutes ceux qui viennent ainsi Pourquoi
Que veulent-ils Srsquoils sont en colegravere ils nrsquoont qursquoagrave
rester chez eux Et drsquoautres au contraire sont
tout agrave fait silencieux Crsquoest agrave croire qursquoelle srsquoest
trompeacutee qursquoil nrsquoy a personnehellip Pourtant une fois
elle a vu deux visages rapprocheacutes reacuteunis celui de
Suzon et un autre un visage drsquohomme avec une
barbehellip
Et puis il y a les lettres Suzon les lit et les oublie
sur sa table de chevet En nettoyant la chambre
Mlle Augustine les reprend une agrave une les recom-
mence et Marie attend qursquoelle soit partie agrave son
tour Alors elle met ses lunetteshellip Il en est drsquoune
belle eacutecriture facile mais elles disent toujours la
mecircme chose laquo je viendrai demain raquo ou bien laquo je
ne viendrai pas jeudi raquo ou bien laquo puis-je venir
cette semaine raquo Tandis que drsquoautres sont
ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
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ndash 63 ndash
longues longues avec des lignes serreacutees croiseacutees
et bien mal eacutecrites car la pauton ne peut deacutechiffrer
qursquoun mot ci et lagrave Il ne sait pas eacutecrire celui-lagrave il
oublie toujours les points sur les i et les barres sur
les t
Et ceci enfin aimer lrsquoargent Sucircr que ce nrsquoest
pas un peacutecheacute Monsieur le Cureacute lrsquoaime bien
puisqursquoil en demande pour ses messes Suzon
lrsquoappreacutecie puisqursquoelle heacutesite agrave le donner pour
payer des notes Paul aussi car ses poches en sont
pleines des francs des sous de gros eacutecus bien
eacutepais Crsquoest une bonne chose Il nrsquoy a que les
gueux et les voleurs qui nrsquoaient pas drsquoargent Ah
par exemple la Ceacuteline nrsquoen a guegravere ni le Charles
Et crsquoest bien fait crsquoest juste est-ce qursquoils en meacuteri-
tent ces faineacuteants-lagrave Marie elle en possegravede
Drsquoabord des sous Des tas de sous grappilleacutes agrave
droite et agrave gauche des piegraveces de cinquante cen-
times plusieurs au moins sept trois piegraveces de un
franc une de deux et un petit louis de dix francs en
or donneacute un soir par le roi de Suisse qui dicircnait agrave
la maison Toute cette fortune est gardeacutee secregravete-
ment dans un bas noueacute cacheacute sous son matelas
Qursquoil est bon drsquoy penser Au village elle ignorait
ces ravissantes inquieacutetudes Elle ne posseacutedait rien
ndash juste une paire de ciseaux un deacute et quelques
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 64 ndash
images Maintenant le treacutesor existe et de fois agrave
autre la pauton grimpe diligemment agrave sa chambre
pour le retrouver le revoir le peser dans ses deux
mains son treacutesor difforme et lourd La nuit quel-
quefois elle rallume sa bougie et se met agrave comp-
ter Elle fait des tas avec les sous il y en a quatre-
vingts cela fait seize paquets de cinq sous Agrave cocircteacute
elle range les petites rondelles drsquoargent puis les
francs mais la piegravece drsquoor toujours lrsquoembarrasse
Crsquoest si peu si leacuteger NAPOLEacuteON III EMPEREUR et
sur lrsquoautre face EMPIRE FRANCcedilAIS 1856 Au fond il
vaudrait mieux des eacutecus elle serait plus tran-
quille Napoleacuteon Empereur Crsquoest vieux ccedila Au
moins est-elle encore bonne
Alors Marie reacutefleacutechit agrave tout ce qursquoelle pourrait
acheter des rubans qursquoelle a vus chez la merciegravere
une broche des nougats du fil un beau morceau
de velours pour garnir sa robe des meacutedailles de
sainteteacute une montrehellip Elle compte quatre-vingts
sous sept fois cinquante centimeshellip
Une nuit ils sont entreacutes brusquement dans sa
chambre Suzon Paul le roi de Suisse et un autre
au moment qursquoelle avait eacutetaleacute par terre ses ri-
chesses Et ils ont ri Et ils ont fouilleacute partout ils
ont ouvert ses boicirctes marcheacute sur lrsquoargent
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
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lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 65 ndash
mdash Au voleur Assassins
La naine a crieacute aussi fort qursquoelle a pu Les do-
mestiques sont accourus et M Joseph a ramasseacute
des piegraveces qui avaient rouleacute partout
mdash Voleurs Assassins
Tregraves longtemps apregraves quand tout est redevenu
silencieux la pauton srsquoest remise agrave trier car ils ont
tout meacutelangeacute ces sauvages sept fois cinquante
centimes trois piegraveces de un franc soixante-deux
sous soixante-trois soixante-quatre soixante-
cinqhellip
Et le lendemain Suzon a dit
mdash Tu devrais envoyer quelque chose agrave ton fregravere
et agrave la Ceacuteline Quand on est riche comme toi il
faut ecirctre geacuteneacutereuse
mdash Ah benhellip Qursquoils en gagnent donc de lrsquoar-
gent Est-ce que je les empecircche moi Qursquoils en
gagnent
Alors saint Gauzelin dans le Paradis parmi les
anges qui chantaient se sentit eacutetrangement trou-
bleacute Comme il aimait Marie et qursquoil voyait son
cœur srsquoendurcir il deacutecida de lrsquoouvrir au divin mys-
tegravere de lrsquoamour Et il choisit pour ce miracle Al-
phonse Nodier conducteur drsquoautomobile
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 66 ndash
CHAPITRE QUATRIEgraveME
DE LrsquoAMOUR ET DE SES MISEgraveRES
Crsquoest un gros homme eacutepanoui que cet Alphonse
Nodier anciennement cocher de grande maison et
aujourdrsquohui chauffeur-meacutecanicien Deux adjectifs
surtout le peindront il est majestueux et cordial
Paul au garage ougrave il louait sa voiture le choisit
pour sa physionomie rassurante Du moins crut-il
le choisir car il continuait agrave tout ignorer de saint
Gauzelin et de la part qursquoavait assumeacutee le saint
eacutevecircque dans ce petit drame Cela prouve bien que
notre libre arbitre nrsquoest pas toujours tel que le sup-
posent les philosophes et dans le fait notre acircme
nrsquoest pas plus libre laquo qursquoune boule de billard nrsquoest
libre de se remuer lorsqursquoelle est pousseacutee par une
autre raquo (Montesquieu)
Donc ce carambolage de circonstances fit entrer
un soir dans la cuisine de Suzon lrsquoimposant Al-
phonse Oh il plut tout de suite et agrave tout le
monde Il fut galant pour les dames et fraternel
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
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mdash Autres sites de livres numeacuteriques
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lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 67 ndash
pour M Joseph Mais personne ne lrsquoamusa davan-
tage que la naine Il lui versa agrave boire pour trinquer
agrave sa bienvenue la prit sur ses genoux lrsquoeacuteleva agrave
bout de bras comme un poupon lui fit cadeau de
deux sous tout neufs srsquoenquit de son nom de son
acircge et riait agrave faire trembler les vitres
Marie lrsquoaima degraves le second jour Ce fut drsquoabord
le secret de lrsquooffice Alphonse arrivait avec Paul
vers lrsquoheure du dicircner Mais la naine depuis long-
temps lrsquoattendait Quel sourire quand il ouvrait la
porte Et le gros homme toujours reacutejoui
mdash Bonsoir mignonne
La grosse voix de la pauton chatouille sa rate Il
lui fait des farces dont elle ne srsquoaperccediloit pas noir-
cit un bouchon agrave la flamme drsquoune bougie ordonne
qursquoelle ferme les yeux et lui dessine des mous-
taches et une barbe sur le visage Il apporte des
cartes postales illustreacutees des piegraveces de monnaie
fausses ou hors drsquousage qui vont lagrave-haut enfler le
bas sous le matelas Il conte des blagues eacutepaisses
auxquelles Marie ne comprend pas grandrsquochose
mais qui font srsquoeacutetrangler Mlles Augustine et Olym-
pe La pauton srsquoesclaffe de confiance Il eacutecoute les
reacutecits des feacutelonies de Ceacuteline et des ribotes de
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 68 ndash
Charles Il compatit il srsquoindigne il est aimeacute il est
adoreacute
Maintenant degraves quatre heures Marie srsquoenferme
dans sa chambre change de robe procegravede agrave une
toilette minutieuse Et ce nrsquoest plus lrsquoacircpre Marie la
mauvaise Marie la Marie curieuse et gourmande
des derniers mois Oh que non Crsquoest une Marie
toute changeacutee toute apaiseacutee toute amoureuse
Certainement crsquoest encore un peu la Marie qui
eacutecoute aux portes qui deacuterobe des morceaux de
sucre et laisse tacircter la bosse de son ventre moyen-
nant dix centimes Mais crsquoest surtout une vieille
fille mystique et passionneacutee Plus que jamais elle
dit ses priegraveres Car les priegraveres sont douces et fon-
dantes et on en recommence de nouvelles avec
drsquoautres paroles qui glissent et parfument sainte-
ment tout le corps Toutes sont faites de mots qui
se ressemblent comme se ressemblent les visages
drsquoune mecircme famille sans qursquoon puisse jamais les
confondre Quelquefois elle srsquointerrompt pour reacute-
peacuteter ce nom Alphonsehellip Alphonsehellip
Tous les jours sont des dimanches Elle passe sa
plus belle robe Ensuite elle descend jusqursquoau ca-
binet de toilette de Suzon et lagrave dans un tiroir elle
prend le bacircton de fard Sur les legravevres drsquoabord un
ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
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ndash 69 ndash
trait rouge large baveux puis aux joues un ver-
nis de pommes tregraves mucircres et souvent aussi sur son
front qursquoelle trouve pacircle Longtemps elle a eacutetudieacute
la maniegravere de se servir du crayon noir Suzon srsquoen
touche leacutegegraverement les yeux agrave ce qursquoil semble ou
bien ne serait-ce pas les sourcils La naine qui
nrsquoen a plus se deacutecide agrave srsquoen rendre et ceux-lagrave sont
eacutenormes ineacutegaux et joints comme chez les iras-
cibles Ainsi pareacutee avec un ruban de couleur dans
les cheveux lisseacutes agrave la salive elle attend Et les
belles heures anxieuses commencent
Mlle Augustine une fois a dit
mdash Vous devriez vous marier tous les deux
Et Alphonse
mdash Je veux bien creacute macirctin Nous ferions une
belle paire hein pauton
La premiegravere fois on a ri le soir drsquoapregraves on a ri
de nouveau Tout ccedila crsquoest des jeunesseshellip Mais agrave
preacutesent on ne plaisante plus crsquoest seacuterieux crsquoest
vrai Alphonse lrsquoa promis et les promesses crsquoest
sacreacute
mdash Nrsquoest-ce pas Alphonse
mdash Bien sucircr ma belle
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
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touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 70 ndash
Voilagrave comme les choses se font agrave Paris Elle y
recircve tout le long des jours Comme elle triomphe
quand par hasard sa penseacutee retourne au pays
Elle en cregravevera de jalousie cette vieille Ceacuteline de
malheur laquo Ah gourgandine gourgandine raquo
Toutes sortes de preacuteoccupations tourmentent la
naine laquo Et ma robe de marieacutee raquo (Elle prononce
rocircbe) On continuera de vivre ici chez Suzon Al-
phonse habitera une chambre lagrave haut en face de la
sienne Elle fera dire une messe pour lrsquoacircme du pegravere
Christophe Et deacutejagrave elle srsquooccupe du trousseau Il
faudra deux robes de coton et deux de laine des
bas des mouchoirs une paire de pantoufleshellip Le
soir lorsqursquoAlphonse et Joseph font leur partie de
manille elle raconte tous ses projets Mais il est
toujours distrait dans ces moments-lagrave
mdash Bien sucircr ma belle bien sucircrhellip
Suzon agrave son grand dicircner du jour des Rois an-
nonce la bonne nouvelle agrave tous ses inviteacutes Sur les
conseils de Paul la naine fait la quecircte et quand les
piegraveces blanches tombent dans lrsquoassiette elle srsquoin-
cline tregraves bas comme agrave lrsquoeacuteglise Quinze francs
Elle a perdu la nuit agrave faire ses comptes
Mais quel deacutesastre le lendemain Alphonse ne
vint pas Il ne devait plus revenir
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
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Plusieurs sites partagent un catalogue commun
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lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 71 ndash
On cacha la veacuteriteacute agrave Marie quelque illicite com-
merce de pneumatiques et il fut entendu qursquoAl-
phonse eacutetait parti en voyage pour arrondir sa dot
Elle pleura Ce fut un chagrin sans mesure Pen-
dant toute une journeacutee elle refusa de manger Une
correspondance srsquoengagea qui reacuteveacutela chez le fian-
ceacute une eacutetrange similitude drsquoeacutecriture avec tous les
habitants de la maison Tantocirct crsquoeacutetait lrsquoanglaise
pointue de Suzon tantocirct la calligraphie de
Mlle Augustine tantocirct les pattes de mouches de Jo-
seph Mais toutes ces lettres bien que bouffonnes
et bourreacutees drsquoextraordinaires aventures invaria-
blement disaient lrsquoamour fidegravele
Elle y crut
Les messages du bien-aimeacute devinrent sa vie
nouvelle lrsquoautre vie la plus belle vie celle des
recircves celle des consolations
Elle promegravene par toutes les piegraveces son paquet
drsquoenveloppes crasseuses agrave force de manipulations
On la trouve en geacuteneacuteral aupregraves de quelque fenecirctre
ses lunettes au bout du nez eacutepelant syllabe agrave syl-
labe laquo Ma cheacute-rie drsquoamour me voi-ci dans lrsquoA-
meacute-ri-que ougrave je pen-se agrave toihellip raquo laquo Mon a-do-reacutee
lrsquoA-fri-que est un beau pays mais je ne trsquoou-blie
pas par-mi tou-tes les neacute-gresses raquohellip Ces neacute-
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
longues heures drsquoapplication Son treacutesor srsquoeacutecorne
car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
pour les timbres qursquoil colle lui-mecircme et les timbres
sont de un franc piegravece lorsque il srsquoagit de lrsquoAfrique
ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
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lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
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mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
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wwwnoslivresnet
ndash 72 ndash
gresses deacutecrochent chaque fois son rire mais un
eacutenorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaie-
teacute douloureuse
Elle reacutepond agrave chaque envoi et cela demande de
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car il faut bien remettre de lrsquoargent agrave M Joseph
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ou de lrsquoAmeacuterique Et pour la Chine crsquoest plus cher
encore deux francs par lettre Pourquoi aller au
bout du monde quand on gagne si aiseacutement sa vie
agrave Paris Elle reprend ses calculs tous les soirs les
quinze francs de sa quecircte y ont passeacute deacutejagrave Pour-
tant elle consent agrave donner toujours et les sous srsquoen
vont par petits paquets
Alors Alphonse se met agrave teacuteleacutephoner Il teacuteleacutephone
de partout de Peacutekin de Moscou de Tombouc-
touhellip et crsquoest M Joseph qui reacutepond agrave lrsquoappareil
Marie est trop petite
mdash Qursquoest-ce qursquoil dit
mdash Il dit qursquoil ne tardera pas agrave revenir
Cette certitude du revoir est aussi forte que sa
foi en Dieu
Cela dura plusieurs mois
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
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sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
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Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
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lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
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wwwnoslivresnet
ndash 73 ndash
Un jour elle est dans la chambre ougrave Suzon eacutecrit
ndash ougrave Suzon rit toute seule en eacutecrivant une lettre ndash
une belle jeune dame entre avec des cartons et
Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui ren-
ferment des chapeaux Elle les essaye les uns apregraves
les autres devant la glace Et la naine se glisse vers
la table doucement inaperccedilue Elle tire un peu la
lettre encore humide que Suzon a neacutegligeacute de ca-
cher elle eacutepelle en elle-mecircme laquo Ma fianceacutee cheacute-
rie je trsquoaime toujours on se mariera bientocirct Ton
Alphonse jusqursquoagrave la mort raquo
Suzon disait ndash Vraiment cette aigrette est un
peu maigre Mademoiselle il faudra y rajouter
quelques brins
Mais la jeune fille
mdash Oh regardez donchellip regardezhellip je crois bien
que la petite dame se trouve mal
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
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Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
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wwwnoslivresnet
ndash 74 ndash
CHAPITRE CINQUIEgraveME
DrsquoUNE AcircME DEacuteLIVREacuteE ET DES DEUX
SAINTS QUI LrsquoACCUEILLIRENT
Agrave partir de ce moment elle ne parla presque
plus Ce mecircme soir seulement elle cria agrave
Mlle Augustine qui lui apportait une soupe dans sa
chambre
mdash Menteuse hellip Tous des menteurs et des men-
teuses
Mlle Olympe entendit pendant les nuits suivantes
un ronronnement continu de priegraveres Suzon plu-
sieurs fois par jour se penchait sur le lit de la
vieille
mdash Voyons Marie laisse-toi soigner sois raison-
nablehellip
Mais elle ne reacutepondait rien et Suzon en se si-
gnant eacutecoutait les lambeaux de phrases laquo Marie
Megravere de Dieu priez pour noushellip raquo
Suzon dit aussi
ndash 75 ndash
mdash Marie nous ne te voulions pas de mal Tu sa-
vais bien que crsquoeacutetait une farce Alphonsehellip et tout
ccedila
La pauton nrsquoentendait rien et Suzon se mit agrave
pleurer
Et ils firent pourtant tout ce qursquoil fallait Il vint
des docteurs des paquets de la pharmacie on
marchait sans bruit dans les couloirs Mais soigne-
t-on une telle blessure avec des meacutedecines et gueacute-
rit-on de souffrir parce que le printemps monte des
jardins jusqursquoaux prisons des malades
Or saint Gauzelin le jour de Pacircques comme
sonnaient les cloches de toutes les eacuteglises sur la
terre vit srsquoenvoler vers le Tribunal Suprecircme une
acircme deacutelivreacutee Et il se reacutejouit au fond de son eacuteternel
lui-mecircme parce qursquoil eacutetait donneacute agrave cette humble
paroissienne de mourir le plus beau des jours
Alors se tournant vers saint Pierre qui
apprecirctait deacutejagrave sa grosse clef mdash Voici que Marie
dit-il la naine est morte Et saint Pierre
reacutepondit mdash Heureux ceux qui
ont le cœur pur car
ils verront
Dieu
Ce livre numeacuterique
a eacuteteacute eacutediteacute par la
bibliothegraveque numeacuterique romande
httpsebooks-bnrcom
en feacutevrier 2017
mdash Eacutelaboration
Ont participeacute agrave lrsquoeacutedition aux corrections aux
conversions et agrave la publication de ce livre numeacute-
rique Sylvie Lise-Marie
mdash Sources
Ce livre numeacuterique est reacutealiseacute principalement
drsquoapregraves Guy de Pourtalegraves Deux contes de feacutees pour
grandes personnes Paris Socieacuteteacute litteacuteraire de
France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
teacutees en vue de lrsquoeacutetablissement du preacutesent texte La
photo de premiegravere page Ciel nocturne a eacuteteacute prise
par Sylvie Savary
ndash 77 ndash
mdash Dispositions
Ce livre numeacuterique ndash baseacute sur un texte libre de
droit ndash est agrave votre disposition Vous pouvez
lrsquoutiliser librement sans le modifier mais vous ne
pouvez en utiliser la partie drsquoeacutedition speacutecifique
(notes de la BNR preacutesentation eacutediteur photos et
maquettes etc) agrave des fins commerciales et profes-
sionnelles sans lrsquoautorisation des Bourlapapey
Merci drsquoen indiquer la source en cas de reproduc-
tion Tout lien vers notre site est bienvenuhellip
mdash Qualiteacute
Nous sommes des beacuteneacutevoles passionneacutes de lit-
teacuterature Nous faisons de notre mieux mais cette
eacutedition peut toutefois ecirctre entacheacutee drsquoerreurs et
lrsquointeacutegriteacute parfaite du texte par rapport agrave lrsquooriginal
nrsquoest pas garantie Nos moyens sont limiteacutes et
votre aide nous est indispensable Aidez-nous
agrave reacutealiser ces livres et agrave les faire connaicirctrehellip
mdash Autres sites de livres numeacuteriques
Plusieurs sites partagent un catalogue commun
qui reacutepertorie un ensemble drsquoebooks et en donne le
lien drsquoaccegraves Vous pouvez consulter ce catalogue agrave
lrsquoadresse
wwwnoslivresnet
ndash 75 ndash
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France 1917 Drsquoautres eacuteditions ont pu ecirctre consul-
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