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Niveaux de Réalité et non-réductionnisme -
Jung, Pauli, Lupasco face au problème psychophysique
Le problème psychophysique et le réductionnisme
Le problème psychophysique, si central dans la pensée de Jung, de Pauli et de Lupasco,
pose avec acuité la question de son conflit avec le réductionnisme.
Pour éclaircir cet aspect, il faut, tout d'abord, distinguer les mots "réduction et
"réductionnisme".
Le sens scientifique du mot réduction est le suivant: on réduit A à B, B à C, C à D, etc.
jusqu'au point où on arrive à ce qu'on considère être le niveau le plus fondamental. La pensée
humaine poursuit, en fait, le même processus de réduction. La réduction est, de beaucoup de
points de vue, un processus naturel de la pensée et il n y a rien de mauvais dans cela. La
seule question est de comprendre ce qu'on trouve au bout da la chaîne de réduction: cette
chaîne est-elle circulaire? Si non, comment peut-on justifier le concept de bout de chaîne?
Quant à lui, le réductionnisme scientifique est quelque chose de très différent. Il signifie
l'explication des processus spirituels en termes de processus psychique, qui, à leur tour, sont
expliqués par les processus biologiques, qui, à leur tour, sont expliqués par les processus
physiques. En d'autres mots, un scientifique qui se conforme à la vue de sa communauté
réduit la spiritualité à la matérialité. Le réductionnisme philosophique renverse la chaîne: il
réduit la matérialité à la spiritualité. Les deux types de réductionnisme appartiennent à ce que
nous pouvons nommer mono-réductionnisme. Certains philosophes adoptent une approche
Conférence au colloque "Freud, Jung, Lacan: où en est la psychanalyse aujourd'hui; relectures et avancées", Château de la Hulpe, Bruxelles, 16-19 septembre 2008.
1
dualiste: ils considèrent que matérialité et spiritualité sont radicalement distinctes. L'approche
dualiste est une variante du réductionnisme philosophique: elle correspond à ce que nous
pouvons nommer multi-réductionnisme. Nous pouvons même identifier, dans la littérature du
genre New Age, une forme encore différente: celle d'inter-réductionnisme: on attribue
certains propriétés d'ordre matériel aux entités spirituelles ou, à l'inverse, on attribue certains
propriétés d'ordre spirituelles aux objets matériels.
La position opposé au réductionnisme, l'anti-réductionnisme s'exprime par le holisme
(signifiant que le Tout est plus que la somme de ses parties et il détermine les propriétés de
ses parties) et par l'émergentisme (qui signifie que des nouvelles structures, comportements et
propriétés sont engendrés par des interactions relativement simples, qui engendrent, à leur
tour, des niveaux de complexité croissante). Le holisme et l'émergentisme ont leurs propres
difficultés: ils doivent expliquer, sans donner des arguments ad hoc, d'où vient la nouveauté.
Nous allons voir que la notion de niveaux de Réalité est cruciale pour réconcilier le
réductionnisme, si nécessaire dans la démarche scientifique, et l'anti-réductionnisme, si
nécessaire dans l'étude des systèmes complexes
Coincidentia Oppositorum et l'irrationalisme hermétique
En parlant de la résurrection de la pensée hermétique, Umberto Eco écrit : " Ainsi,
paradoxalement, le modèle hermétique contribue à la naissance de son nouvel adversaire : le
rationalisme scientifique moderne. L'irrationalisme hermétique émigrera alors, chez les
mystiques et les alchimistes d'une part, chez les poètes et les philosophes d'autre part, de
Goethe à Nerval et Yeats, de Schelling à von Baader, de Heidegger à Jung. Et ne reconnaît-on
pas, dans bien des conceptions postmodernes de la critique, la notion de glissement continu du
sens ?"1. Un peu plus loin Eco se réfère directement à Jung : "Jung, lorsqu'il revisite les
anciennes doctrines hermétiques, repose le problème gnostique de la redécouverte d'un Soi
originel."2. Enfin, Umberto Eco nous décrit en quoi consiste la dérive hermétique : "La
caractéristique principale de la dérive hermétique nous a paru être l'habileté incontrôlée à
1 Umberto Eco, Les limites de l'interprétation, Grasset, 1992, p. 58.2 Ibid., p. 61.
2
glisser de signifié à signifié, de ressemblance à ressemblance, d'une connexion à une autre.
Contrairement aux théories contemporaines de la dérive, la sémiosis hermétique n'affirme pas
l'absence d'un signifié universel, univoque et transcendantal. Elle assume que n'importe quoi –
en admettant que le bon lien rhétorique soit isolé – peut renvoyer à n'importe quoi d'autre,
justement parce qu'il y a sujet transcendant fort, l'Un néo-platonicien. Celui-ci – étant le
principe de la contradiction universelle, le lieu de la Coincidentia Oppositorum, étranger à
toute détermination possible, et donc, à la fois Tout, Rien et Source Indicible de Toute Chose
– agit en sorte que toute chose se connecte à toute autre chose, grâce à une toile d'araignée
labyrinthique de références mutuelles. Ainsi, il semble que la sémiosis hermétique identifie
dans tout texte, comme dans le Grand Texte du Monde, la Plénitude du Signifié, non son
absence. Malgré cela, ce monde envahi par les signatures et gouverné par le principe de la
signifiance universelle, donnait lieu à des effets de glissement incessant et de renvoi de tout
signifié possible"3.
Le diagnostique d'Umberto Eco est séduisant mais il repose sur une erreur à la fois
logique et épistémologique.
Il y a certainement mal-entendu qui se traduit par un inacceptable mélange de niveaux
de compréhension. Le niveau de compréhension auquel se situe la pensée de Jung, Pauli et
Lupasco est radicalement différent de celui, engendré par une réduction ou une autre, de la
parapsychologie, du Nouvel Age ou de l'irrationalisme hermétique contemporain. Comment
un malentendu d'une telle taille a-t-il pu se produire?
Le fond du problème : nous nous sommes trop enfoncés dans 17e siècle
La difficulté d'une réponse est augmentée par le fait que nous sommes confrontés à de
véritables mutants. Jung est un mutant, nécessairement solitaire, dans le domaine qui est le
sien, appartenant aux sciences dites "humaines" ou "molles". Pauli aussi est un mutant, dans
le domaine qui est le sien, appartenant aux sciences dites "exactes" ou "dures". Quant à
Lupasco, il est le mutant des mutants, avec sa logique de la contradiction.
Il est vrai que Pauli est un mutant moins solitaire, car la physique a subi une mutation
3 Ibid., p. 370.
3
collective sans précédent, par l'apparition de la mécanique quantique.
Mais les trois mutants sont confrontés strictement au même problème : la non-
conformité entre les phénomènes qu'ils étudient et le modèle de Réalité qui régnait sans
partage, à leur époque. Deux attitudes étaient possibles devant cette situation ressentie
certainement, sur le plan personnel, comme dramatique.
La première solution revient à éluder le problème, en mettant, tout simplement, la
Réalité entre parenthèses, comme un concept ontologique obscur et non nécessaire pour le
progrès scientifique. C'est la voie qui a été suivie et qui est encore suivie par la majorité des
scientifiques.
Jung, Pauli et Lupasco ont choisi la voie infiniment plus difficile et plus éprouvante -
celle de l'invention (ou peut-être de la découverte) d'un nouveau modèle de Réalité. "Quand
l'homme de la rue dit 'réalité', il pense que c'est quelque chose d'évident et bien connu - écrit
Pauli. En revanche, pour moi, la formulation d'une nouvelle idée de réalité est la tâche la plus
importante et la plus ardue de notre temps. […] Ce que j'ai en tête - d'une manière provisoire -
c'est l'idée de la réalité du symbole. D'une part, un symbole est le résultat d'un effort humain
et, d'autre part, il indique l'existence d'un ordre objectif dans le cosmos, dont les humains sont
seulement une partie."4
Si l'œuvre philosophique écrite de Jung et Lupasco est considérable, celle de Pauli est
réduite à quelques articles, tous en allemand. Elle se trouve plutôt exprimée dans sa
correspondance. Elle révèle un Pauli inconnu du grand public - un grand penseur,
certainement un des plus grands parmi les pères - fondateurs de la mécanique quantique. Le
physicien finnois Kalervo Laurikainen, par exemple, a mis à la disposition du public quelques
fragments de la correspondance de Pauli avec Fierz dans son livre Beyond the Atom - The
Philosophical Thought of Wolfgang Pauli, publié d'abord en finnois en 1985 et ensuite en
anglais en 19885. Une analyse très intéressante de la pensée philosophique de Pauli a été
4 Lettre de Pauli à Fierz, 12 août 1948, in K. von Meyenn, Wolfgang Pauli. Wissenchaftlicher Briefwechsel, Band 1V, Teil I: 1940-1949, Berlin, Springer, 1993, p. 559.5 K. V. Laurikainen, Beyond the Atom - The Philosophical Thought of Wolfgang Pauli, op. cit.
4
récemment faite par Harald Atmanspacher and Hans Primas6
Tout se passe comme si l'on éprouvait une certaine gêne devant la pensée philosophique,
marquée par l'influence de Jung, de celui qui fut pourtant un des plus grands physiciens du 20e
siècle. Bien entendu, l'esprit et l'âme dérangent toujours. Dans le domaine de la science dite
"dure" la répression de l'inconscient ne peut être que dure. Mais qu'est-ce que peut expliquer,
plus profondément, le sentiment diffus de danger représentée par la pensée de Jung, de Pauli
et de Lupasco?
Le fond du problème est relativement simple et il peut être exprimé par la formule
lapidaire de Pauli, maintes fois utilisée, sous des formes légèrement différentes, dans sa
correspondance avec Fierz : nous nous sommes trop enfoncés dans le 17ème siècle7. En
d'autres termes, si la civilisation occidentale persiste sur la voie dangereuse d'une séparation
trop brutale sujet - objet, science - religion, physique - métaphysique, causal - acausal, une
catastrophe sera imminente.
La tâche la plus importante de notre temps: une nouvelle idée de Réalité
Jung, Pauli et Lupasco8 ne se sont pas contentés de constater l'existence d'un foyer de
destruction potentielle de notre civilisation occidentale. Ils se posent la question de bâtir un
nouveau modèle de Réalité, en accord avec, d'une part, l'expérience psychologique et, d'autre
part, l'expérience microphysique.
Le pas suivant était presque inévitable à franchir : et Jung, Pauli et Lupasco
reconnaissent, par des voies différentes, l'existence d'un isomorphisme entre le monde
quantique et le monde psychique.
Le silence gêné qui entoure les travaux de Jung, Pauli et Lupasco dans le monde des
philosophes a la même épaisseur. Car les conséquences de l'acceptation d'un tel point de vue
6 Harald Atmanspacher and Hans Primas, "Pauli's Ideas on Mind and Matter in the Context of Contemporary Science", Journal of Consciousness Studies, Vol. 13, No 3, 2006, p. 5-50. 7 Voir, par exemple, la lettre de Pauli à Fierz du 13 octobre 1951, in K.V. Laurikainen, Beyond the Atom , op. cit., p. 40.8 Stéphane Lupasco, L'expérience microphysique et la pensée humaine, Paris, Presses Universitaires de France, 1941 (réédité par les Editions du Rocher, Monaco, 1989, Collection "L'esprit et la matière", avec une préface de Basarab Nicolescu).
5
seraient immenses et même incalculables : un tel isomorphisme mettrait en question toute
l'évolution du monde moderne, depuis Galilée jusqu'à nos jours. Mais cette mise en question
n'est pas négatrice : elle demande un retour aux sources de la modernité, retour enrichi de
toute l'expérience de l'aventure de la technoscience.
Le modèle de Réalité proposé par Pauli peut être résumé dans le schéma proposé par
Laurikainen9: l'observateur est séparé du réel par le mur de l'inconscient.
A première vue, le réel de Pauli est pratiquement identique au "réel voilé" de
d'Espagnat10. Il y a pourtant une différence capitale : l'isomorphisme entre le monde psychique
et le monde quantique est absent chez d'Espagnat. Dans une lettre à Fierz du 5 mars 1957,
Pauli écrit qu'il est raisonnable de penser que même la matière dite "inerte" montrerait de
faibles composantes psychiques11. De telles considérations seraient certainement rejetées par
d'Espagnat mais elles sont présentes dans l'œuvre de Lupasco12.
Niveaux de Réalité et multiple splendeur de l'Etre
Le concept clé de la transdisciplinarité13 est celui de niveau de Réalité.
Donnons au mot "réalité" son sens à la fois pragmatique et ontologique.
J’entends par Réalité, tout d’abord, ce qui résiste à nos expériences, représentations,
descriptions, images ou formalisations mathématiques.
Il faut donner une dimension ontologique à la notion de Réalité, dans la mesure où la
Nature participe de l’être du monde. La Réalité n’est pas seulement une construction sociale,
le consensus d’une collectivité, un accord intersubjectif. Elle a aussi une dimension trans-
subjective, dans la mesure ou un simple fait expérimental peut ruiner la plus belle théorie
scientifique.
Il faut entendre par niveau de Réalité un ensemble de systèmes invariant à l’action d’un
nombre de lois générales : par exemple, les entités quantiques soumises aux lois quantiques,
lesquelles sont en rupture radicale avec les lois du monde macrophysique. C’est dire que deux
niveaux de Réalité sont différents si, en passant de l’un à l’autre, il y a rupture des lois et
9 K. V. Laurikainen, Beyond the Atom , op. cit., p. 177.10 Bernard d'Espagnat, A la recherche du réel, Paris, Gauthier-Villars, 1981.11 Lettre de Pauli à Fierz du 5 mars 1957, in K. V. Laurikainen, Beyond the Atom , op. cit., p. 84-85.12 Stéphane Lupasco, Les trois matières, Paris, 10/18 Julliard, 1970.
13Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité, manifeste, Éditions du Rocher, Monaco, Collection « Transdisciplinarité », 1996.
6
rupture des concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalité). Personne n’a réussi à
trouver un formalisme mathématique qui permet le passage rigoureux d’un monde à l’autre. Il
y a même de fortes indications mathématiques pour que le passage du monde quantique au
monde macrophysique soit à jamais impossible.
L’émergence d’au moins trois niveaux de Réalité différents dans l’étude des systèmes
naturels - le niveau macrophysique, le niveau microphysique et le cyber-espace-temps
(auxquels il convient d'ajouter un quatrième niveau, pour l'instant purement théorique, celui
des supercordes, considéré par les physiciens comme la texture ultime de l'univers), est un
événement capital dans l’histoire de la connaissance. Elle peut nous conduire à repenser notre
vie individuelle et sociale, à donner une nouvelle lecture aux connaissances anciennes, à
explorer autrement la connaissance de nous-mêmes, ici et maintenant.
Dans le domaine des systèmes sociaux, nous pouvons distinguer ainsi les niveaux
suivants : niveau individuel, niveau des communautés géographiques et historiques (famille,
nation), niveau planétaire, niveau des communautés dans le cyber-espace-temps et niveau
cosmique.
Deux niveaux adjacents sont reliés par la logique du tiers inclus, dans le sens que l'état T
présent à un certain niveau est relié à un couple de contradictoires (A, non-A) du niveau
immédiatement voisin. L'état T opère l'unification des contradictoires A et non-A, mais cette
unification s'opère à un niveau différent de celui où sont situés A et non-A. L'axiome de non-
contradiction est respecté dans ce processus.
L'unité reliant tous les niveaux de Réalité, si elle existe, doit nécessairement être une
unité ouverte: la non-contradiction n'est jamais complètement réalisée, car pur cela, il faudrait
réaliser l'unification des contradictoires sur tous les niveaux de Réalité et aussi l'unification
entre Sujet et Objet. C'est ainsi que nous comprenons aujourd'hui l'ancien principe
d'interdépendance universelle. En fait, une vaste autoconsistance semble régir l'évolution de
l'univers, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de l'infiniment bref à l'infiniment long.
Ceci est un fait fondamental pour le réenchantement du monde. Dans un monde régi par
l’autoconsistance universelle, tout est signe. Nous retrouvons ainsi notre lien matriciel pas
seulement avec la terre mais avec le cosmos tout entier.
La logique du tiers inclus est capable de décrire la cohérence entre les niveaux de
Réalité par un processus itératif comportant, pour chaque niveau de Réalité, un état de tiers
inclus situé à un niveau de Réalité immédiatement voisin.
7
L'action de la logique du tiers inclus sur les différents niveaux de Réalité induit une
structure ouverte, gödelienne, de l'ensemble des niveaux de Réalité14. Cette structure implique
l'impossibilité d'une théorie complète, fermée sur elle-même.
L'axiome de non-contradiction sort de plus en plus renforcé de ce processus. Dans ce
sens, nous pouvons parler d'une évolution de la connaissance, sans jamais pouvoir aboutir à
une non-contradiction absolue, impliquant tous les niveaux de Réalité : la connaissance est à
jamais ouverte.
La cohérence de l'ensemble des niveaux de Réalité, mais cette cohérence est orientée :
une flèche est associée à toute transmission de l'information d'un niveau à l'autre. Par
conséquence, la cohérence, si elle est limitée aux seuls niveaux de Réalité, s'arrête au niveau
le plus "haut" et au niveau le plus "bas". Pour que la cohérence continue au delà de ces deux
niveaux limites, pour qu'il y ait une unité ouverte, il faut considérer que l'ensemble des
niveaux de Réalité se prolonge par une zone de non-résistance, de transparence absolue, à nos
expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques.
La non-résistance de cette zone de transparence absolue est due, tout simplement, aux
limitations de notre corps et de nos organes des sens, quels que soient les instruments de
mesure qui prolongent ces organes des sens.
L'ensemble des niveaux de Réalité de l'Objet et sa zone complémentaire de non-
résistance constitue l'Objet transdisciplinaire.
Les différents niveaux de Réalité de l'Objet sont accessibles à la connaissance humaine
grâce à l'existence de différents niveaux de Réalité du Sujet, qui se trouvent en
correspondance biunivoque avec les niveaux de Réalité de l'Objet. Ces niveaux de Réalité du
Sujet permettent une vision de plus en plus générale, unifiante, englobante de la Réalité, sans
jamais l'épuiser entièrement15.
La cohérence de niveaux de Réalité du Sujet présuppose, comme dans le cas des
niveaux de Réalité de l'Objet, une zone de non-résistance à la perception.
14 Basarab Nicolescu, "Levels of Complexity and Levels of Reality", in The Emergence of Complexity in Mathematics, Physics, Chemistry, and Biology, Proceedings of the Plenary Session of the Pontifical Academy of Sciences, 27-31 October 1992, Casina Pio IV, Vatican, Ed.Pontificia Academia Scientiarum, Vatican City, 1996 (distributed by Princeton University Press), edited by Bernard Pullman; Basarab Nicolescu, "Gödelian Aspects of Nature and Knowledge", in Systems - New Paradigms for the Human Sciences, Walter de Gruyter, Berlin - New York, 1998, edited by Gabriel Altmann and Walter A. Koch.15 Basarab Nicolescu, Hylemorphism, Quantum Physics and Levels of Reality, in Aristotle and Contemporary Science, Vol. I, Peter Lang, New York, 2000, pp. 173-184, edited by Demetra Sfendoni-Mentzou, introduction by Hilary Putnam.
8
L'ensemble des niveaux de Réalité du Sujet et sa zone complémentaire de non-résistance
constituent le Sujet transdisciplinaire.
Les deux zones de non-résistance de l'Objet et du Sujet transdisciplinaires doivent être
identiques pour que le Sujet transdisciplinaire puisse communiquer avec l'Objet
transdisciplinaire. Au flux d'information traversant d'une manière cohérente les différents
niveaux de Réalité de l'Objet correspond un flux de conscience traversant d'une manière
cohérente les différents niveaux de Réalité du Sujet. Les deux flux sont dans une relation
d'isomorphisme grâce à l'existence d'une seule et même zone de non-résistance. La zone de
non-résistance joue le rôle du Tiers Caché, qui permet l'unification, dans leur différence, du
Sujet transdisciplinaire et de l'Objet transdisciplinaire. Elle permet et demande l'interaction
entre le Sujet et l'Objet.
Il y a une grande différence entre le Tiers Caché et le tiers inclus: le Tiers Caché est
alogique, car il est entièrement situé dans la zone de non-résistance, tandis que le tiers inclus
est logique, car il se réfère aux contradictoires A et non-A, situés dans la zone de résistance.
Mais il y a aussi une similitude. Les deux unissent des contradictoires: A et non-A dans le cas
du tiers inclus et le Sujet et l'Objet dans le cas du Tiers Caché. Le Sujet et l'Objet sont les
contradictoires suprêmes: ils traversent non seulement la zone de résistance mai aussi la zone
de non-résistance.
Le rôle du Tiers Caché et du tiers inclus dans l'approche transdisciplinaire de Réalité
n'est pas, après tout, si surprenant. Les mots trois et trans ont la même racine étymologique :
le "trois" signifie "la transgression du deux, ce qui va au delà de deux". La transdisciplinarité
est la transgression de la dualité opposant les couples binaires : sujet - objet, subjectivité -
objectivité, matière - conscience, nature - divin, simplicité - complexité, réductionnisme -
holisme, diversité - unité. Cette dualité est transgressée par l'unité ouverte englobant et
l'Univers et l'être humain. Dans la vision transdisciplinaire, la pluralité complexe et l'unité
ouverte sont deux facettes d'une seule et même Réalité.
Le Tiers Caché, dans sa relation avec les niveaux de Réalité, est fondamental dans la
compréhension de unus mundus décrit par la transdisciplinarité. La Réalité est Une, à la fois
unique et multiple. Si on se limite au Tiers Caché, l'unité est non-différenciée, symétrique,
elle se situe dans le non-temps. Si on se limite aux niveaux de Réalité, il n y a que des
différences, des dissymétries, situées dans le temps. La considération simultanée des niveaux
de Réalité et du Tiers Caché introduit une brisure de la symétrie de unus mundus. En fait, les
niveaux de Réalité sont précisément engendrés par cette brisure de symétrie introduite par le
temps.
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La connaissance n'est ni extérieure, ni intérieure : elle est à la fois extérieure et
intérieure. L'étude de l'Univers et l'étude de l'être humain se soutiennent l'une l'autre. Le vécu
et l'expérience de soi-même ont autant de valeur cognitive que la connaissance scientifique.
Les niveaux de Réalité sont-ils présents chez Jung, Pauli et Lupasco?
Peut-on affirmer que la notion de "niveaux de Réalité" est présente dans le modèle de
Pauli ? La réponse est à la fois "non" et "peut-être oui".
Superficiellement on pourrait croire que "non", parce que ce qui est au delà du voile (le
voile de l'inconscient) ne présente pas de résistance et, par conséquent, on ne peut pas
véritablement parler de "niveau". Ce qui est au delà du voile est, par définition,
inconnaissable.
Mais la réponse est aussi "peut-être oui", dans la mesure où la description du modèle de
Pauli est incomplète. En effet, on peut considérer deux types d'objets, radicalement distincts :
les objets quantiques et les objets classiques.
La notion de "niveau de Réalité" est aussi implicitement présente dans l'œuvre de Jung.
Dans le document télévisuel "Face to face" Jung nous dit que "la psyché n'est pas entièrement
confinée dans l'espace et dans le temps"16. L'espace-temps en question est celui du niveau
macrophysique. Donc, il existe une catégorie de phénomènes qui se soumettent à des lois
radicalement différentes de celles qui agissent au niveau macrophysique et qu'on peut
nommer "niveau psychique".
Quant à Lupasco, la notion de niveaux de réalité n'est pas présente dans son œuvre, ce
qui explique la farouche hostilité du milieu philosophique à son tiers inclus. Mais, le sens des
affirmations de Lupasco concernant le tiers inclus s'éclaire après avoir introduit les niveaux de
Réalité et leur incomplétude
En fait, les conceptions sur la Réalité de Jung, Pauli et Lupasco sont, toutes les trois,
compatible avec l'approche transdisciplinaire17
Nouveaux éclairages sur le débat ternaire - quaternaire
Il est bien évident qu'un ternaire ou une triade n'implique pas nécessairement le tiers
inclus. Par exemple, la triade (père, mère, enfant) peut se décomposer, dans leur succession
16 C. G. Jung, "Face to Face", Interview par John Freeman, diffusé sur la BBC le 22 octobre 1959.
17 Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité, manifeste, Éditions du Rocher, Monaco, Collection « Transdisciplinarité », 1996.
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dans le temps, en deux binaires (père, mère) et (mère, enfant). De même, la triade hégélienne
(thèse, antithèse, synthèse) se décompose, elle aussi en deux binaires: (thèse, antithèse) et
(antithèse, synthèse).
Le tiers inclus a un caractère nécessairement paradoxal dans la mesure où il implique
l'unification du couple des contradictoires mutuellement exclusifs (A, non-A).
Jung a bien mis en évidence ce caractère paradoxal quand il décrit le rôle du Saint-
Esprit dans la Trinité : "En tant que "tertium", le Saint-Esprit doit donc nécessairement être
extraordinaire, voire paradoxal […] Il est une fonction et, en tant que telle, la troisième
personne de la divinité."18 Dans son essai sur le dogme de la Trinité, Jung écrit aussi : "Il en
résulte donc une tension contradictoire ente le Un et l'Autre. Or toute tension contradictoire
tend à évoluer pour donner naissance au trois. Avec le trois la tension s'annule car l'unité
perdue réapparaît […] La trinité est donc l'unité qui se développe pour devenir perceptible.
Le trois est le Un devenu perceptible qui, sans la résolution des contraires, le Un et l'Autre,
serait resté dans un état impossible à déterminer."19
Mais, quelle est la nature de cette unification des opposés? Est-elle rationnelle ou
irrationnelle? Pour le domaine psychique, la réponse nous est donnée par Jung: " […]
l'unification des opposés à un niveau supérieur20 n'est pas une affaire rationnelle ni davantage
une question de volonté, mais un processus psychique de développement qui s'exprime dans
des symboles."21
Dans la Nature, cette unification est paradoxale mais rationnelle, dans la mesure où elle
se révèle dans l'expérience et la théorie scientifiques. Cette contradiction entre le physique et
le psychique n'est, à mon sens, qu'une apparence. Si l'on considère la notion que j'ai proposé,
celle de niveaux de Réalité, cette contradiction disparaît (les mots "niveau supérieur" utilisés
par Jung sont d'ailleurs significatifs). Tout se passe comme si la réalité physique et la réalité
18 C. G. Jung, Essais sur la symbolique de l'esprit, Paris, Albin Michel, 1991, avant-propos de Michel Cazenave, traduit de l'allemand par Alix et Christian Gaillard et Gisèle Marie, ch. III - "Essai d'interprétation psychologique du dogme de la Trinité", p. 198.19 Ibid., p. 157.
20 C'est nous qui soulignons.21 C. G. Jung, Commentaire sur le Mystère de la Fleur d'Or, Paris, Albin Michel, 1980, édition réalisée sous la direction d'Antoine Faivre et Frédérick Tristan, traduit de l'allemand par Etienne Perrot, p. 39.
11
psychique sont structurées en "niveaux" et ces niveaux se trouvent en correspondance
biunivoque. Mais la méthodologie pour explorer ces niveaux est différente dans les deux cas.
Dans les deux cas, le trois engendre un immense vertige : vertige de la pensée pour le
monde physique et vertige de l'être tout entier pour le monde psychique. En parlant de la
troisième phase de la vie de l'homme, Jung écrit : "Les passages de ce genre ont en général un
caractère numineux - il s'agit de conversions, d'illuminations, d'ébranlements, d'arrêts du
destin, d'expériences religieuses, c'est-à-dire mystiques ou analogues."22
Si le tiers est inclus, il est forcément secrètement inclus, dans la mesure où il apparaît à
un niveau de Réalité différent du nôtre. Le passage d'un niveau de Réalité à un autre est
extrêmement difficile, perçu même comme impossible. Nous sommes quelque peu dans la
situation de ces habitants de "Flatland" - monde bi-dimensionnel, soudainement mis en
contact avec une réalité tri-dimensionnelle23.
Jung a souligné avec force l'enjeu du dilemme du trois et du quatre : "Nous voyons qu'il
s'agit ici du dilemme entre ce qui est purement imaginaire et la réalité ou l'actualisation. Il
s'agit, en effet - surtout pour le philosophe qui ne se contente pas d'être un beau parleur -, d'un
problème de premier ordre, tout aussi important que le problème moral avec lequel il est
étroitement lié."24
Pauli était un adepte enthousiaste du quaternaire. Il allait jusqu'à employer comme
formule finale de ces lettres à Fierz l'expression "avec salutations quaternaires". 25 Au delà de
cette anecdote, Pauli croyait, comme Jung, dans la valeur du quaternaire en vue de revaloriser
l'intuition, la vie intérieure, l'imaginaire, en ouvrant les portes de ce fabuleux réservoir
d'énergie qu'est l'inconscient, perçu comme étant l'irrationnel, le mal, les ténèbres 26. Formulé
autrement, qu'est-ce que la Raison en présence de plusieurs niveaux de Réalité ?
Chaque niveau de Réalité est relié à un certain niveau de Raison. La Raison est
l'ensemble des niveaux de Raison. L'imbrication et la cohérence de l'ensemble des niveaux de
22 C. G. Jung, Essais sur la symbolique de l'esprit, op. cit., p. 223.23 Edwin A. Abbott, Flatland - A Romance of Many Dimensions, Bergenfield, New Jersey, USA, New American Library, 1984.24 C. G. Jung, Essais sur la symbolique de l'esprit, op. cit., p. 160.25 Lettre de Pauli à Fierz du 14 janvier 1956, in K.V. Laurikainen, Beyond the Atom, op. cit., p. 134.26 K. V. Laurikainen, Beyond the Atom , op. cit., ch. IX - "Quaternity", p. 125-139.
12
Raison traduit l'imbrication et la cohérence de l'ensemble des niveaux de Réalité. On pourrait
même envisager la Raison comme engendrée par l'imaginaire de la Nature. Mais cela nous
entraînerait trop loin. Il faut néanmoins distinguer "niveau de Raison" et "la petite raison". La
"petite raison" résulte de la contraction de tous les niveaux de Réalité à un seul niveau de
Réalité. La "petite raison" est donc, tout du moins dans le cadre du modèle que nous
proposons, une raison délirante, irrationnelle et même dangereuse. Comme nous le voyons, en
présence de plusieurs niveaux de Réalité, l'irrationnel change de place.
Y a-t-il vraiment une opposition entre le ternaire qui implique le tiers inclus et le
quaternaire ?
Le ternaire peut être conçu, nous l'avons vu, en tant qu'instrument de transition d'un
niveau de Réalité à un autre. Il y a deux sens possibles de cette transition car il y a deux
niveaux immédiatement voisins d'un niveau de Réalité bien déterminé où se trouve les
contradictoires A et non-A. Désignons par T1 le tiers qui unifie les contradictoires au niveau
immédiatement "supérieur" et par T2 le tiers qui unifie les contradictoires au niveau
immédiatement "inférieur". Nous pouvons distinguer ainsi le quaternaire extérieur T1AT2A du
quaternaire intérieur A(non-A)T1T2, qui a la forme d'une croix. On pourrait attribuer un sens
symbolique à cette croix : l'axe horizontal A(non-A) peut être associé à notre écartèlement et
notre enfermement dans la lutte des opposés ; l'axe vertical T1T2 peut être associé aux deux
possibilités d'évolution et d'involution ; enfin le centre de la croix peut être associé au point
où commence une infinie ascension ou une infinie descente.
Il n'y a pas de véritable contradiction entre le trois et le quatre. Les quaternaires que
nous venons de discuter restent dans le domaine du trois. Ici nous sommes dans le domaine
des méta-nombres et non pas des nombres27. Le véritable quatrième dont parlent Jung et Pauli
apparaît, me semble-t-il, dans la transition non pas logique, mais existentielle et alogique d'un
niveau de Réalité à un autre.
Nous retrouvons dans ce débat ternaire vs. quaternaire les mêmes éléments
caractéristiques du débat entre moi et Abellio.
27 Marie-Louise von Franz, Nombre et temps-Psychologie des profondeurs et physique moderne, Paris, La Fontaine de Pierre, 1983, préface et traduction d'Etienne Perrot.
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L'erreur logique et épistémologique d'Umberto Eco
A un niveau de Réalité bien déterminé (disons NR0) la logique classique est valable. En
particulier le principe d'identité (A = A) est vrai à ce niveau. L'influence d'un autre niveau de
Réalité, mise en évidence par la théorie et l'expérience scientifiques, se manifeste, au niveau
considéré, par des phénomènes contradictoires mutuellement exclusifs.
Deux niveaux adjacents sont reliés par la logique du tiers inclus, dans le sens que l'état T
présent à un certain niveau est relié à un couple de contradictoires (A, non-A) du niveau
immédiatement voisin. A chaque étape, impliquant deux niveaux voisins de Réalité, l'axiome
de non-contradiction est respecté. La structure répétitive de l'action de la logique du tiers
inclus, engendre l'imbrication des niveaux et la cohérence de l'ensemble de la Nature. Un rôle
particulier est joué par les trois enveloppes topologiques de tous les états A, non-A et T. Il y a
une transmutation perpétuelle, itérative et cyclique d'un état T dans un couple de
contradictoires (A, non-A), c'est-à-dire une amplification continuelle du principe de non-
contradiction.
Clarifions maintenant le problème de logique posé par les considérations d'Umberto Eco
citées auparavant. Je cite à nouveau Umberto Eco : "Parler de sympathie et de ressemblance
universelles, c'est avoir réfuté au préalable le principe de non-contradiction. La sympathie
universelle est l'effet d'une émanation de Dieu dans le monde, mais à l'origine de l'émanation
se trouve un Un inconnaissable, siège même de la contradiction. La pensée néoplatonicienne
chrétienne essaiera d'expliquer que nous ne pouvons définir Dieu de manière univoque en
raison de l'inadéquation de notre langage. La pensée hermétique, elle, affirme que plus notre
langage est ambigu et polyvalent, plus il use de symboles et de métaphores, et mieux il est
apte à nommer un Un où se réalise la coïncidence des opposés. Seulement voilà, quand
triomphe la coïncidence des opposés, le principe d'identité s'écroule. Tout se tient. Résultat :
l'interprétation est infinie […] La pensée hermétique transforme le théâtre du monde en un
phénomène linguistique et, parallèlement, elle retire au langage tout pouvoir communicatif."28
Il y a, dans toutes ces appréciations, une confusion importante : la coïncidence des
28 Umberto Eco, Les limites de l'interprétation, op. cit., p. 55-66.
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opposés demande non pas l'abandon de l'axiome d'identité et de l'axiome de non-contradiction
mais l'abandon du seul principe du tiers exclu, qui doit être remplacé par l'axiome du tiers
inclus. La non-contradiction et l'identité ne s'écroulent pas mais elles sont, tout au contraire,
amplifiées.
Ce processus d'amplification de la non-contradiction en présence des niveaux de Réalité
est très intéressant, car il démontre que la contradiction n'est jamais, en fait, complètement
éliminée. Lupasco avait donc finalement raison en nommant "logique de la contradiction" sa
logique du tiers inclus.
Comme résultat, l'interprétation est non pas infinie, mais finie, précise et rigoureuse. Le
théâtre du monde ne se réduit pas à un phénomène linguistique, qui n'est qu'une facette d'une
Réalité infiniment plus riche. La dérive la plus dangereuse aujourd'hui est celle de la pensée
unidimensionnelle, qui réduit tout à un seul niveau de Réalité. La Nature d'aujourd'hui n'est ni
magique, ni mécanique, ni morte - elle est vivante, comme l'a pressentie d'une manière
magistrale Pauli.
Quelques remarques sur le problème de la synchronicité
Les considérations précédentes conduisent à un nouvel éclairage du problème toujours
controversé de la synchronicité29.
Il nous faut, tout d'abord, distinguer "phénomènes de synchronicité" de "théorie de la
synchronicité". Si l'existence des phénomènes de synchronicité est plus ou moins acceptée, en
revanche l'existence même d'une théorie de la synchronicité est loin d'être évidente. Cette
situation quelque peu paradoxale est bien illustrée par l'ampleur du débat entre Jung et Pauli
concernant la compréhension de la synchronicité, débat bien résumé par Laurikainen30.
Le cœur du débat est mis en évidence dans une lettre adressée par Pauli à Fierz le 26
novembre 1949 : "Le deuxième sujet de votre lettre, concernant le point de vue de Jung sur la
"synchronicité", etc., est plus difficile. Quand je lui ai rendu visite à la fin du mois de juillet
[…] il a souligné qu'il est particulièrement important de restreindre la "causalité" à des causes
29 H. Reeves, M. Cazenave, P. Solié, K. Pribram, H.-F. Etter et M.-L. von Franz, La synchronicité, l'âme et la science - Existe-t-il un ordre acausal ?, Paris, Poiesis, Diffusion DILISCO, 1984.30 K. V. Laurikainen, Beyond the Atom, op. cit., p. 80-86.
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"concrètes" ou "mesurables", situées dans l'espace et dans le temps (pour éviter d'inclure dans
le concept de causalité tout ce qui est de l'ordre des causes "magiques" ou "symboliques",
échappant à l'espace et au temps) […] Quant à moi, il me semble qu'une question encore plus
importante est le fait que l'étude de soi-disant phénomènes de "synchronicité" implique des
facteurs […] qui échappent à notre contrôle à un tel point qu'une reproductibilité à volonté
de ces phénomènes n'est pas possible […]"31
La question fondamentale est donc d'ordre méthodologique. Et Jung et Pauli
reconnaissent que les postulats méthodologiques de la science moderne ne sont pas
compatibles avec les phénomènes de synchronicité. Mais, une fois cette constatation faite,
leurs voies divergent. Jung semble nourrir l'espoir d'une généralisation de ces postulats
capable d'expliquer un ordre causal, incluant des régularités d'un nouveau type : "des
relations inconstantes à travers les contingences"32. En revanche, Pauli semble abandonner
tout espoir de trouver une explication scientifique des phénomènes de synchronicité en
acceptant le caractère non-reproductible de ces phénomènes : sa position est plus proche
d'une Philosophie de la Nature que de la science proprement dite. Il s'agit certainement d'une
nuance, mais elle est capitale dans le contexte de notre discussion.
La structure gödelienne de la Nature et de la connaissance, exposée auparavant, nous
permet d'obtenir un éclairage intéressant des phénomènes de synchronicité.
Il convient de distinguer empiriquement deux classes de phénomènes de synchronicité :
les événements rares et les événements singuliers.
Les événements rares répondent à une nécessité naturelle dans la mesure où il doit y
avoir ouverture d'un niveau de Réalité vers les autres niveaux. Ces événements rares sont
comme un "clin d'œil" de la Nature, dans le sens qu'ils signalent quelque chose d'important au
niveau du fonctionnement mécanique de la Nature, sans qu'ils aient une signification
psychique particulière : ils demandent tout simplement une certaine attention de notre part, en
tant qu'observateurs ou témoins.
En revanche, les événements singuliers qui, eux-aussi, ont une place logique dans la
31 Ibid., p. 82.32 Ibid., p. 85.
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structure gödelienne de la Nature, demandent notre participation effective et affective. Ces
événements sont transformateurs, dans la mesure où ils prennent une signification symbolique
concernant notre vie intérieure.
Pauli écrivait dans une lettre adressée à Fierz le 5 mars 1957, à propos de phénomènes
de synchronicité : "Pour moi, ils me semblent être clairement présents ! La formulation de
Gödel me rappelle fortement ces phénomènes 33, auxquels le concept de probabilité ne peut
plus s'appliquer"34. Pauli pensait donc lui-même qu'il y a une relation entre la structure
gödelienne de la Nature et les phénomènes de synchronicité. En effet, le sujet de la
synchronicité est encadré par un contexte beaucoup plus vaste - celui de la recherche d'une
nouvelle approche de la Réalité, fondée sur l'interaction entre Sujet et Objet.
Jung va dans le même sens: "La synchronicité n’est pas plus énigmatique ou plus
mystérieuse que les discontinuités de la physique."35 Jung a parfaitement raison. Mais nous
pouvons allez plus loin et affirmer que la synchronicité et la discontinuité quantique sont
deux facettes de l’unité complexe Sujet/Objet.
Réductionnisme, anti-réductionnisme et trans-réductionnisme
La théorie transdisciplinaire des niveaux de Réalité36 concilie réductionnisme et anti-
réductionnisme. Elle est, dans un sens, une théorie multi-réductionniste, via l'existence de
niveaux de Réalité discontinus et multiples. Mais, elle est aussi une théorie anti-
réductionniste, grâce à la présence du Tiers Caché, qui restaure l'interconnexion continue de
la Réalité. L'opposition réductionnisme/anti-réductionnisme est, en fait, la conséquence de la
pensée binaire, fondée sur la logique du tiers exclu. La théorie transdisciplinaire des niveaux
de Réalité nous permet de définir une nouvelle vue sur la Réalité, que nous nommons trans-
33 La lettre dénote la synchronicité.
34 Ibid.
35 C. G. Jung, Synchronicité et Paracelsica, Paris, Albin Michel, 1988, traduction de l'allemand par Claude Maillard et Christine Pflieger-Maillard, Collection "Œuvres inédites de C. G. Jung", édition réalisée sous la direction de Michel Cazenave.
36 Basarab Nicolescu, 1996, op. cit.
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réductionnisme.
La notion transdisciplinaire de niveaux de Réalité37 est incompatible avec la réduction du
niveau spirituel au niveau psychique, du niveau psychique au niveau biologique et du niveau
biologique au niveau physique. Néanmoins ces quatre niveaux sont unifiés par le Tiers Caché.
Mais, cette unification ne peut pas être décrite par une théorie scientifique. Par définition, la
science exclue la non-résistance. La science, telle qu'elle est définie aujourd'hui, est limitée
par sa propre méthodologie.
La notion transdisciplinaire de niveaux de Réalité conduit aussi à une nouvelle vision de
la personne humaine, fondée sur l'inclusion du Tiers Caché. Dans l'approche
transdisciplinaire, nous sommes confrontés à un Sujet multiple38, capable de connaître un
Objet multiple. L'unification du Sujet est réalisée par l'action du Tiers Caché, qui transforme
le savoir en compréhension. "Compréhension" signifie ici la fusion entre savoir et l'être. Dans
un certain sens, le Tiers Caché apparaît comme étant la source de la connaissance mais, à son
tour, a besoin du Sujet pour connaître le monde: le Sujet, l'Objet et le Tiers Caché sont inter-
reliés ou plutôt trans-reliés. La personne humaine apparaît comme étant l'interface entre le
monde et le Tiers Caché. L'être humain a donc deux natures: une nature animale et une nature
divine, trans-reliés et inséparables. L'élimination du Tiers Caché de la connaissance signifie
un être humain uni-dimensionnel, réduit à ces cellules, neurones, quarks et particules
élémentaires.
Conclusion
Les approches philosophiques de Jung, de Pauli et de Lupasco, enrichies par la notion
de niveaux de Réalité constituent une approche ouverte, située au cœur de la modernité. Elles
contribuent à l'apparition d'une vision renouvelée de la Nature, conduisant à l'approche
37 Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, Le Mail, Paris, 1985; 2e édtion: Le Rocher, Monaco, Collection « Transdisciplinarité », 2002.38 Corin Braga, De la arhetip la anarhetip, Polirom, Iaşi, 2006.
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transdisciplinaire d'une Réalité multidimensionnelle, structurée dans de multiples niveaux,
fondement de notre espoir et de notre verticalité.
"Qu'est que c'est la réalité?" - se demande Charles Sanders Peirce39. Il nous dit que,
peut-être, il n y a rien de ce que pourrait correspondre à notre notion de "réalité". Peut-être
c'est notre tentative désespérée de connaître qui engendre cette hypothèse non-justifiée. Mais,
nous dit en même temps Peirce, s'il y a vraiment une réalité, alors elle doit consister en ce que
le monde vit, se meut et a en lui-même une logique des événements qui correspond à notre
raison.
Nous sommes partie intégrante du mouvement de la Réalité. Notre liberté consiste à
entrer harmonieusement dans ce mouvement vivant ou le perturber. Le Réalité dépend de
nous: elle est plastique. Nous pouvons répondre au mouvement de la Réalité ou imposer notre
volonté de pouvoir et domination. Notre responsabilité est de bâtir un avenir soutenable en
accord avec le mouvement global de la Réalité.
39 Charles Sanders Peirce, The New Elements of Mathematics, 4 volumes, C. Eisele (Ed), Mouton Humanities
Press The Hague, 1976.1976, vol. IV, p. 383-384.
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